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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/395

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DES BIENFAITS, LIVRE II.

La chose même te relève assez. Loin de toi d’inutiles vanteries : les faits parieront malgré ton silence. Le bienfait non-seulement perd sa grâce, mais devient odieux s’il part de l’orgueil.

XII. Caligula donna la vie à Pompeius Pennus, si c’est donner que ne pas ôter12 ; et comme Pennus le remerciait de son pardon, il lui présenta à baiser son pied gauche. Cuux qui l’excusent et qui disent qu’il ne le fit point par insolence prétendent qu’il ne voulait que montrer la dorure ou l’or de son brodequin enrichi de perles. Je le veux bien : qu’y avait-il d’humiliant pour un consulaire de baiser de l’or et des perles ? Et d’ailleurs eût-il pu choisir sur toute la personne de Caïus une partie plus pure à baiser ? Cet homme, né pour changer les mœurs d’un État libre en une servitude digne de la Perse, fut peu content de voir un sénateur, dégradant ses cheveux blancs et ses titres, se prosterner devant lui, en présence des grands, dans la vile attitude d’un suppliant, d’un vaincu qui implore son vainqueur ; il trouva moyen de faire ramper plus bas que ses genoux la liberté romaine. N’est-ce pas fouler du pied la république, et même, on peut le dire, c’est ici le cas, la fouler de la plus sinistre façon ? Ce n’était pas assez d’affront, assez d’insolente frénésie que d’écouter en pareil accoutrement un consulaire plaidant pour sa tête, si l’auguste empereur n’eût appuyé les clous de sa chaussure sur la face d’un sénateur.

XIII. Orgueil d’une éminente fortune ! Monstre enfanté par la sottise ! Qu’il est doux de ne rien recevoir de toi ! Comme tout bienfait de toi se tourne en outrage ! Comme tu n’aimes en tout que les extrêmes, et comme tout te sied mal ! Plus tu arrives à te guinder haut, plus tu parais bas, et nous fais voir que tu connais peu cette grandeur dont tu es si gonflé. Tu corromps tout ce que tu donnes. Je voudrais bien savoir ce qui te cambre si fort la taille, d’où te viennent ces airs, ces habitudes de physionomie si peu naturelles, et ce masque au lieu de visage ?

Que j’aime les bienfaits lorsqu’ils s’offrent sous les traits de la sensibilité, ou du moins de la douceur et de la sérénité ; lorsque le bienfaiteur ne m’écrase pas de toute la hauteur de son rang, lorsque, aussi affable qu’on peut l’être, il descend à mon niveau et dépouille ses dons de tout faste ; lorsqu’il choisit l’à-propos, et que l’occasion plutôt que l’urgence l’engage à me servir ! Il n’est qu’un moyen de guérir chez les grands cette