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DES BIENFAITS, LIVRE V.

qu’ils eu aient l’apparence. « Comme ce sont là des semblants de bienfaits, ils ne donnent lieu qu’à des semblants d’ingratitude. » Erreur : ils sont appelés bienfaits et par celui qui donne et par celui qui reçoit. Ainsi, trahir même[1] l’apparence d’un bienfait réel, c’est être ingrat, tout comme on est empoisonneur quand on apprête un somnifère que l’on croit un breuvage mortel.

XIV. Cléanthe pousse encore plus avant : « Quand même ce n’est pas un bienfait qu’on reçoit, dit-il, on n’en est pas moins ingrat : car on n’était pas disposé à rendre celui qu’on aurait reçu. Ainsi l’on est assassin avant même d’avoir trempé ses mains dans le sang, dès qu’on est armé pour le meurtre et qu’on a l’intention de dépouiller et de tuer. L’acte est la mise en œuvre, la manifestation, non le commencement de l’iniquité[2]. Ce qu’a reçu l’ingrat n’était pas un bienfait, mais en avait le nom. Les sacrilèges sont punis, bien que nul ne puisse porter la main jusqu’aux dieux[3]. »

« Mais comment peut-on être ingrat envers un méchant, puisqu’à son égard le bienfait ne peut avoir lieu ? » Par la raison certes qu’on a reçu de lui quelqu’une de ces choses qui, pour l’ignorant, sont des biens ; abondent-elles chez le méchant, nous devons de même lui témoigner matériellement notre reconnaissance, et, quels que soient les objets donnés, les ayant reçus comme biens, nous devons les rendre comme tels. On dit d’un homme qu’il doit de l’argent, soit qu’il ait emprunté de l’or ou du cuir frappé au coin de l’État, comme il y en eut à Lacédémone pour servir de monnaie. La nature de l’obligation détermine celle du payement.

XV. Qu’est-ce que le bienfait ? Faut-il prostituer à une sordide et vile matière cette grande et noble dénomination ? Peu vous importe : est-ce pour vous qu’on cherche le vrai ? Gardez vos respects pour les faux-semblants ; et puisque vous appelez vertu tout ce qu’on vous prône sous ce nom, adorez-le.

« Si d’un côté, nous dit-on, il n’y a pas d’ingrats selon vos principes, de l’autre, au contraire, tout le monde est ingrat. Car, à vous entendre, tout insensé est méchant ; or qui a un seul vice les a tous : donc tous les insensés étant de plus

  1. Le sens qui précède oblige à lire avec un ms. speciem et non specse. leçon vulgaire.
  2. Voy. De la Constance du sage, vii.
  3. Voy. Livre VII, vii ; et Constance du sage, iv.