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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

des incidents qui fourniront matière à ton dévouement. Celui qui voudrait me voir riche pour avoir part à mon bien-être, semble former des vœux pour moi quand il ne songe qu’à lui-même ; ainsi me souhaiter quelque embarras pour employer son aide et son zèle à m’en délivrer, c’est être ingrat, c’est se préférer à moi et croire ne pas payer trop cher de mon malheur cette gratitude qui mérite un nom tout contraire. On veut par là s’affranchir, se décharger d’un fardeau qui pèse. Il y a loin entre se hâter en vue de rendre bienfait pour bienfait, et se hâter pour ne plus devoir. Qui veut rendre bienfait pour bienfait saura se prêter à ma convenance et désirera pour moi une occasion qui m’agrée : celui qui ne cherche rien qu’à se libérer pour son compte, voudra y parvenir de quelque manière que ce soit, ce qui est la pire des dispositions.

XXXV. Cet excès d’empressement, disons-le encore, est d’un ingrat. Je ne puis le démontrer plus clairement qu’en répétant mes premières paroles : Non, tu ne veux pas rendre le bienfait reçu, tu veux t’y soustraire. C’est comme si tu disais : « Quand serai-je débarrassé de cet homme ? Travaillons par tous les moyens à ne plus être son obligé. » Tu voudrais prendre sur son bien pour le rembourser qu’on te jugerait loin d’être reconnaissant : ton vœu est encore plus inique. Tu exècres ton bienfaiteur, et tu cloues sur cette tête, qui doit t’être sacrée, une sinistre imprécation. Personne, je pense, ne mettrait en doute la barbarie de ton cœur, si tu lui souhaitais ouvertement la pauvreté, la captivité, la faim, les angoisses de la peur. Où est la différence si, à défaut de paroles, ton vœu le dit tout bas ? De sens rassis, désirerais-tu rien de tout cela ? Va, maintenant ; appelle gratitude ce que ne ferait point même un ingrat : lui du moins n’irait pas jusqu’à la haine, il n’oserait que nier le bienfait.

XXXVI. Qui donnerait à Énée le surnom de Pieux, s’il avait voulu la prise de sa patrie pour ravir son père à la captivité ? Qui vanterait les jeunes Sicilieus si, pour donner aux fils un bel exemple, ils eussent souhaité que l’Etna bouillonnant et tout enflammé vomit au loin une masse de feux extraordinaire et leur fournît à eux l’occasion de déployer leur amour filial en arrachant leurs parents du milieu de l’incendie ? Rome ne devrait rien à Scipion si, pour finir la guerre punique, il l’eût alimentée ; rien aux Décius qui ont par leur mort sauvé la patrie, s’ils eussent auparavant souhaité que pour donner lieu à leur héroïque dévouement un cas d’extrême nécessité se présentât.