Page:Sénèque - Œuvres complètes, Tome 3, édition Rozoir, 1832.djvu/78

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Qui ne voit d’ailleurs que le raisonnement de Diderot irait beaucoup trop loin ? Si le langage de Sénèque est celui qu’on tient à un tigre, il était cruellement offensant pour Néron. Si le traité de la Clémence contient des réflexions et des conseils qu’aucun orateur n’aurait l’indécence de proposer à un autre prince que Néron, un tel outrage, manifeste aux yeux de Diderot, l’était assurément bien plus encore aux yeux de Néron. Alors l’œuvre de Sénèque ne serait qu’un contre-sens. Est-ce en insultant Néron qu’il pouvait espérer d’adoucir ses mauvais penchans ? Et de quel droit lui aurait-il proposé des réflexions et des conseils si pleins d’indécence, à une époque où son règne était encore exempt de cruauté et d’injustice ? Sur le simple soupçon qu’il pouvait avoir de ses inclinations perverses, la raison permettait-elle qu’il lui parlât du style dont on parle à un monstre ? Diderot regarde le traité de la Clémence comme une leçon adroite et forte ; non, elle aurait été de la dernière maladresse, si Sénèque avait laissé percer la pensée que Diderot lui attribue.

Diderot s’appuie sur le chapitre XXIV, qui ne prouve rien en faveur de son opinion ; et il y a au contraire, dans le traité de la Clémence, une foule de passages qui attestent que Sénèque n’avait pas encore aperçu la férocité de Néron. Ainsi, quand il lui dit qu’il y a autant de cruauté à pardonner à tous, qu’à ne pardonner à personne (liv. I, ch. 2) ; quand il lui représente que quelquefois il est nécessaire de prononcer des sentences capitales, et qu’il faut qu’il sache surmonter sa répugnance à remplir ce triste devoir (liv. II, ch. 2) ; est-ce là le langage qu’on tient à un homme cruel ? et, pour rappeler encore une fois l’expression de Diderot, en parlant à un tigre, cherche-t-on à exciter en lui la soif du sang ?

Mais, dira-t-on, comment Sénèque n’avait-il pas deviné son élève ? Je réponds qu’Agrippine n’avait pas deviné son fils ; je crois l’avoir prouvé. Néron était profondément dissimulé. Dans les premiers temps de son règne, entouré de sa mère, de Sénèque et de Burrhus, il était soumis à une triple tutelle. Son caractère féroce ne se développa que lorsqu’il voulut s’en affranchir. Ce fut seulement alors que se dissipa l’illusion générale produite par les premiers actes de son règne. On veut que, dans l’esprit de Sénèque, cette illusion ait cessé d’exister beaucoup plus tôt ; et moi j’inclinerais à croire, au contraire, que son erreur a survécu à celle du