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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

sertait sur la colère, un jeune insolent cracha sur lui ; il reçut cet affront avec la douceur d’un sage et dit : « Je ne me fâche pas ; je suis toutefois en doute si je dois me fâcher. » Notre Caton répondit mieux : un jour qu’il plaidait, Lentulus(26), de violente et factieuse mémoire, lui cracha au milieu du front de la manière la plus dégoûtante ; Caton s’essuya en disant : « Je suis prêt à témoigner qu’ils se trompent bien, ceux qui prétendent que tu ne saurais[1] cracher une injure. »

XXXIX. J’aurai bien rempli une portion de ma tâche, Novatus ; j’aurai pacifié l’âme, si je lui ai appris à ne pas sentir la colère, ou à s’y montrer supérieure. Passons aux moyens d’adoucir ce vice chez les autres ; car nous ne voulons pas seulement être guéris, mais guérir. Nous n’aurons garde de vouloir calmer par des discours ses premiers transports toujours aveugles et privés de sens : donnons-lui du temps ; les remèdes ne servent que dans l’intervalle des accès. Nous ne toucherons pas à l’œil au fort de la fluxion (l’inflammation deviendrait plus intense), ni aux autres maux dans les moments de crise. Les affections naissantes se traitent par le repos. « L’insignifiant remède que le tien ! vas-tu dire ; il apaise le mal quand le mal cesse de lui-même ! » D’abord il le fait cesser plus vite ; ensuite il prévient les rechutes ; et cette violence même qu’on n’oserait tenter de calmer, on la trompe. On éloigne tous les instruments de vengeance ; on feint soi-même la colère, afin qu’en apparence auxiliaire et associé à ses ressentiments on ait plus de crédit dans ses conseils ; on imagine des retards ; sous prétexte de les vouloir plus fortes, on diffère les représailles qui sont sous la main ; on épuise tout pour donner quelque relâche à la fureur. Si sa véhémence est trop grande, on la fera reculer sous l’impression de la honte ou de la crainte ; moins vive, on l’amusera de propos agréables ou de nouvelles, on la distraira par la curiosité. Un médecin, dit-on, ayant à guérir la fille d’un roi, et ne le pouvant sans employer le fer, glissa une lancette sous l’éponge dont il pressait légèrement la mamelle gonflée. La jeune fille se fût refusée à l’incision, s’il n’en eût masqué les approches ; la douleur était la même : mais imprévue, elle fut mieux supportée.

XL. Il est des maux qu’il faut tromper pour les guérir(27). Tu diras à tel homme : « Prends garde que ton courroux ne fasse

  1. Te negant os habere offre un double sens : bouche, effronterie. J’ai dû rendre la pensée, sinon la lettre.