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Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/121

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CONSOLATION A MARCIA.

publiques les livres que cet homme de cœur avait écrits de son sang. Que ne vous doivent pas les lettres latines ? Un de leurs plus beaux monuments était en cendres. Que ne vous doit pas la postérité ? L’histoire lui parviendra pure de mensonge : œuvre qui coûta cher à son auteur. Que ne vous doit-il pas lui-même ? Sa mémoire vit et vivra tant qu’on mettra du prix à connaître les annales romaines, tant qu’il se trouvera un seul homme curieux de remonter aux faits de nos ancêtres, curieux de savoir ce qu’est un vrai Romain, et quand déjà se courbaient toutes les têtes attelées au joug de Séjan, ce que fut un mortel indomptable, un caractère, un esprit, une plume indépendante. Quelle immense perte pour la république, si ce génie qu’avaient condamné à l’oubli ses deux plus beaux mérites, l’éloquence et la liberté, n’en eût été exhumé par vous ! On le lit, on l’admire ; il est dans nos mains et dans nos cœurs ; il ne craint plus l’outrage des temps ; et de ses bourreaux, tout jusqu’à leurs crimes, qui seuls leur ont valu un nom, mourra bientôt dans le silence.

Témoin de votre force d’âme, je ne vois plus quel est votre sexe, je ne vois plus ce front qu’obscurcit depuis tant d’années l’immuable empreinte d’une première tristesse. Et remarquez combien peu je cherche à vous surprendre, à tendre aucun piège à votre cœur. Je vous rappelle vos malheurs d’autrefois ; or voulez-vous savoir si cette nouvelle plaie se peut guérir ? L’ancienne n’était pas moindre, et je vous la montre cicatrisée. À d’autres les molles complaisances et les ménagements : moi j’ai résolu d’attaquer de front vos chagrins ; vos yeux sont fatigués, épuisés par les larmes que fait couler l’habitude, excusez ma franchise, plutôt encore que le regret : j’arrêterai ces larmes, vous-même, s’il est possible, aidant à votre guérison, sinon, malgré vous-même, dussiez-vous retenir et embrasser une douleur qui vous tient lieu de ce fils auquel vous l’avez fait survivre1. Car enfin quel en sera le terme ? On a tout essayé en vain, on a épuisé les représentations de vos amis, l’ascendant d’hommes distingués, tous de votre famille ; les belles-lettres, cet héréditaire et paternel apanage, ne sont plus qu’une consolation vaine qui vous distrait à peine un moment et que votre oreille laisse passer sans l’entendre. Le temps lui-même, remède naturel et tombeau des plus grandes afflictions, a pour vous seule perdu son efficacité. Trois ans déjà se sont écoulés, et votre deuil n’a rien diminué de sa première véhémence : il se renouvelle et s’affermit chaque jour ; il s’est fait un titre de sa