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CONSOLATION A MARCIA.

tion moissonne et chasse tout devant elle comme sa proie. Demandez à chacun le compte de sa vie : nul n’a reçu impunément la lumière !

XVI. « Tu oublies, m’allez-vous dire, que c’est une femme que tu veux consoler : tu me cites des hommes pour exemple. » Eh ! qui oserait dire que la nature, en créant la femme, l’ait dotée d’une main avare, et qu’elle ait rétréci pour elle la sphère des vertus ? Sa force morale, croyez-moi, vaut la nôtre ; elle aussi peut, quand elle le veut, s’élever à tout ce qui honore l’homme : l’habitude lui fait supporter aussi bien que nous et le travail et la douleur. Et dans quelle ville, bons dieux ! pensé-je à réhabiliter les femmes ? Dans une ville où la royauté, trop pesante pour des têtes romaines, fut renversée par Lucrèce et Brutus ; Brutus à qui nous devons la liberté, Lucrèce à qui nous devons Brutus ; dans une ville où Clélie, bravant le Tibre et l’ennemi, fut pour son insigne courage placée par nous presque au rang des héros ! Du haut de son coursier d’airain, sur cette voie Sacrée où se presse la foule, elle fait rougir nos jeunes gens, portés sur leurs molles litières, de paraître en cet équipage aux lieux où les femmes même méritaient de nous la statue équestre.

Que si vous voulez des exemples de femmes courageuses dans le deuil, sans les chercher de porte en porte, dans une seule maison je vous montrerai les deux Cornélies, la première, fille de Scipion, mère des Gracques. Elle mit au monde douze enfants et vit passer leurs douze funérailles ; elle fit aisément preuve de force à la mort de ceux dont la naissance comme la fin ne furent pas sensibles à la république ; mais Tibérius et C. Gracchus qui, si on leur dénie le titre d’hommes vertueux, furent, on l’avouera, de grands hommes18, elle les vit massacrés et privés de sépulture. Eh bien, à ceux qui voulaient la consoler et la plaindre, elle répondait : « Jamais je ne cesserai de me dire heureuse, moi qui ai enfanté les Gracques. »

L’autre Cornélie, femme de Livius Drusus, avait perdu son fils, jeune homme de grand renom, d’un génie distingué, qui marchait sur les traces des Gracques, et qui, laissant en instance tant de lois proposées, fut tué au sein de ses pénates, sans qu’on sût par quelle main. Elle supporta toutefois cette mort précoce et impunie avec le même courage que son fils avait mis à proposer ses lois.

Vous serez bientôt réconciliée avec la fortune, Marcia, en voyant que les traits dont elle a frappé les Scipions, et les