que pas sa destinée ! Grâce à la nature, il ne lui faut pas grands apprêts pour bien vivre : chacun peut se faire son bonheur. Les choses du dehors n’ont qu’une mince importance : leur poids est faible dans la balance des biens et des maux : et ni les succès n’exaltent le sage ni les revers pe l’abattent. Car il s'est toujours efforcé de placer en lui le plus qu’il peut de ses biens, de puiser dans son âme toutes ses joies. Est-ce donc que je me donne pour sage ? Je n’ai garde. Si j’avais droit à ce titre, non content de nier que je fusse à plaindre, je me dirais le plus fortuné des hommes et l’égal presque de Dieu même. Jusqu’ici, ce qui suffit déjà pour adoucir toute amertume, je me suis mis à la suite des sages ; trop faible encore pour me défendre seul, je me suis réfugié dans le camp de ces hommes qui savent se protéger[1] eux et les leurs. Ils m’ont prescrit de veiller sans cesse comme à un poste militaire, et de prévoir bien à l’avance les tentatives et les coups de main de la Fortune. Elle accable l’homme qu’elle surprend ; elle est facile à repousser pour qui l’attend toujours. Ainsi l’arrivée de l’ennemi renverse ceux qu’elle trouve au dépourvu ; mais si avant la guerre on s’est préparé à la guerre, en bon ordre et dispos, on soutient aisément le premier choc, toujours le plus étourdissant. Jamais je ne me suis fié à la Fortune, lors même qu’elle semblait en paix avec moi : toutes ses faveurs, dont elle me comblait si libéralement, richesses, honneurs, célébrité, j’ai su les tenir assez loin de moi pour qu’elle pût les retirer sans m’entraîner du même effort. Entre ces choses et moi, j’ai mis un grand intervalle : elles disparurent, elles ne me furent point arrachées. L’adversité ne brise que les âmes qu’avait leurrées la prospérité. Ceux qui s’affectionnent aux dons de la Fortune comme à des biens personnels et permanents, qui veulent s’en faire des titres à la considération, tombent dans l’abattement et le désespoir dès que leurs vains et puérils esprits, incapables de toute solide jouissance, ont vu fuir ces hochets menteurs et passagers. Mais quand la bonne fortune n’enfle point l’homme, la mauvaise ne le rapetisse point, il est pour toujours invincible à toutes deux, il a fait ses preuves de courage, il s’est assuré pendant le calme de toutes ses ressources contre la tempête.
Pour moi, j’ai toujours cru que ces objets après lesquels tous soupirent ne renferment pas la moindre parcelle du vrai bien : je les ai trouvés vides de substance, parés d’un vernis
- ↑ Trois manusc. portent se ac suos, que j’adopte, au lieu de se ac sua.