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CONSOLATION À POLYBE.

au bonheur du monde, il s’est ravi à lui-même ; et comme aux astres qui poursuivent leurs cours sans fin comme sans relâche, il lui est défendu de s’arrêter jamais, de disposer d’un seul instant. Dans une certaine mesure, la même nécessité vous commande, vous arrache au soin de vos intérêts, à vos goûts personnels.

Tant que César gouverne la terre, vous ne pouvez vous consacrer ni au plaisir, ni à la douleur, ni à aucune autre chose : vous vous devez tout au souverain. Et que dis-je ? puisque César, vous l’avouez hautement et sans cesse, vous est plus cher que votre vie, tant qu’il respire, vous ne sauriez sans injustice vous plaindre de la Fortune. Lui vivant, tous les vôtres respirent : vous n’avez rien perdu, vos yeux doivent être secs, sereins même : vous trouverez tout en lui, il vous tient lieu de tout. Il répugnerait trop à votre sagesse, à votre âme sensible et reconnaissante, de méconnaître votre félicité jusqu’à oser pleurer quelque chose tant que vit César.

Je vous indiquerai encore un autre remède, non sans doute plus puissant, mais d’un usage plus familier. C’est sous votre toit que le chagrin menace de vous saisir au retour, car en présence de votre divinité, il ne saurait trouver accès : César remplira toute votre âme ; une fois loin de lui, la douleur, comme trouvant l’occasion, tendra des pièges à votre isolement, et peu à peu se glissera dans cette âme livrée au repos. Ne souffrez donc pas qu’un seul de vos instants soit inoccupé : qu’alors vos muses chéries, si longtemps et si fidèlement aimées, vous payent de retour ; qu’elles réclament leur zélateur et leur pontife ; passez de longues heures avec Homère et Virgile qui ont bien mérité du genre humain, comme vous de toutes les nations et d’eux-mêmes, vous qui les fîtes connaître à tant d’hommes pour lesquels ils n’avaient point écrit. Ne redoutez rien pour tous les moments que vous aurez mis sous leur sauvegarde. Et surtout rédigez l’histoire des faits de votre empereur, pour que tous les siècles les apprennent par un témoignage domestique : lui-même, pour la forme et le plan de ces annales, vous donnera et la matière et l’exemple11.

XXVII. Je n’irai pas jusqu’à vous conseiller de composer, avec cette grâce qui vous est propre, des fables et des apologues dans le goût d’Ésope, genre que n’a pas essayé le génie romain12. Il est difficile, sans doute, à une âme si rudement frappée, d’aborder tout à coup des exercices de pur agrément ; tou-