Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/214

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chaîne lâche ; sans qu’il soit libre encore, il est déjà bien près de l’être.

XVII. Or maintenant 14, qu’un de ces hommes qui vont clabaudant contre la philosophie me dise, selon l’usage : « Pourquoi donc ton langage est-il plus brave que ta conduite ? Pourquoi baisses-tu le ton devant un supérieur ? Pourquoi regardes-tu l’argent comme un meuble qui t’est nécessaire, et te montres-tu sensible à une perte ? Et ces larmes quand on t’annonce la mort de ta femme ou d’un ami ? D’où vient que tu tiens à l’opinion, que les malins discours te blessent, que tu as une campagne plus élégante que le besoin ne l’exige, et que tes repas ne sont point selon tes préceptes ? À quoi bon ce brillant mobilier, cette table où tu fais boire des vins plus âgés que toi, cette[1] maison richement ordonnée, ces plantations qui ne doivent produire que de l’ombre ? D’où vient que ta femme porte à ses oreilles le revenu d’une opulente famille ; que tes jeunes esclaves sont habillés d’étoffes précieuses ; que chez toi servir à table est un art ; qu’on y voit l’argenterie non placée au hasard et à volonté, mais savamment symétrisée[2] ? Que fais-tu d’un maître en l’art de découper ? » Qu’on ajoute, si l’on veut : « Pourquoi possèdes-tu au delà des mers, et as-tu des biens que tu n’as jamais vus ? Honte à toi, si insoucieux, que de tous tes esclaves tu n’en connais pas même quelques-uns, ou assez fastueux pour en avoir plus que ta mémoire n’en pourrait connaître ! » J’aiderai tout à l’heure à ces reproches et m’en ferai plus que l’agresseur ne pense : ici je répondrai seulement : Je ne suis pas un sage, et pour donner pâture à ta jalousie, je ne le serai jamais. Ce que j’exige de moi, c’est d’être, sinon l’égal des plus vertueux, du moins meilleur que les méchants ; il me suffit de me défaire chaque jour de quelque vice et de gourmander mes erreurs. Je ne suis point parvenu à la santé, je n’y parviendrai même pas : ce sont des lénitifs plutôt que de vrais remèdes que j’élabore pour ma goutte, heureux si ses accès deviennent plus rares, si je sens moins ses mille aiguillons. À comparer mes jambes aux vôtres, quel faible coureur je suis[3] !

XVIII. Encore n’est-ce pas pour moi que je dis cela, pour moi qui suis plongé dans l’abîme de tous les vices ; c’est pour

  1. Cur laute… au lieu de cur autem domus, ou cur annuum disponitur ?
  2. Perite struitur, et non servitur ou servatur.
  3. Debilis cursor sum, au lieu de debiles, curs… ou debilibus…