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OU DE LA RETRAITE DU SAGE.


Deux grandes sectes sont divisées sur le point qui nous occupe : celle d’Épicure et celle du Portique, mais toutes deux nous mènent au repos par des voies différentes. Épicure dit : « Le sage n’approchera point des affaires publiques, à moins de circonstances imprévues ; » et Zénon : «. Le sage approchera des affaires publiques, à moins de quelque empêchement. » Le premier veut le repos par système, le second par nécessité. Or cette nécessité s’étend loin : l’État est-il trop corrompu pour qu’on puisse y porter remède, est-il envahi par les méchants, le sage ne fera point d’efforts qui seraient vains et ne se prodiguera pas en pure perte, s’il a trop peu d’autorité ou de forces ; et la chose publique non plus ne l’acceptera pas, si sa mauvaise santé y fait obstacle. Comme il ne lancera pas en mer un vaisseau délabré, et ne donnera pas son nom pour la milice s’il est débile de corps, ainsi n’abordera-t-il pas une tâche[1] qu’il saura inexécutable pour lui. On peut donc, même avec des ressources encore entières, sans avoir encore éprouvé nulle tempête, se tenir à l’abri, et tout d’abord se consacrer aux bonnes études[2], suivre en un mot cet heureux loisir, ce culte des vertus que peuvent pratiquer les mortels même les plus amis du repos. Qu’exige-t-on de l’homme en effet ? Qu’il soit utile à beaucoup, s’il le peut ; sinon, à quelques-uns ; sinon encore, à ses proches ; ou enfin, à lui-même. Car se rendre utile à autrui, c’est travailler au bien commun. Comme quiconque se déprave ne se nuit pas à lui seul, mais nuit encore à tous ceux que, meilleur, il eût pu servir ; de même qui mérite bien de son âme rend service à la société ; car il lui prépare un homme qui la servira un jour.

XXXI. Il est deux sortes de républiques que doit embrasser notre dévouement : d’abord la grande, la vraie république, qui comprend les dieux et les hommes, où l’on ne voit point la cité dans tel ou tel coin de terre, mais dans les limites que nous mesure la carrière du soleil ; ensuite celle que nous assigna le sort de notre naissance : ce sera Athènes, ou Carthage, ou toute autre ville qui appartient non à tous, mais à tels ou tels. Quelques personnes vouent leurs soins à toutes deux en même temps, à la grande comme à la petite ; d’autres seulement à la première, d’autres enfin à la seconde.

  1. Ad actum, qui se inhabilem sciet, mss. Lemaire : ad vitam quam inhabilem.
  2. Bonis artibus, au lieu de novis.