Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
243
DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


fera pas soupirer après la nuit, tu ne seras point à charge à toi-même et inutile aux autres, tu t’attireras de nombreux amis, et les plus honnêtes citoyens afflueront vers toi. Jamais en effet, si obscure qu’elle soit, la vertu ne reste cachée5 ; elle exhale au loin ses parfums, et quiconque est digne de l’approcher la devine à la trace. Que si nous rompons tout commerce avec nos semblables, si nous répudions le genre humain pour vivre concentrés en nous seuls, l’effet de cette solitude, désaffectionnée de tout, sera l’absence de motifs d’action. Nous nous mettrons à bâtir ici, à démolir là, à repousser la mer par nos constructions, à faire venir de l’eau en dépit des lieux, à gaspiller ce temps que la nature nous donne pour un meilleur usage. Tel en est trop avare, tel autre, prodigue ; ceux-ci le dépensent de manière à s’en rendre compte ; ceux-là ne s’en réservent rien. Et quoi de plus pitoyable qu’un vieillard qui n’a, pour témoigner qu’il a longtemps vécu, que le nombre de ses années6 ! »

Pour moi, cher Sérénus, Athénodore me semble trop plier sous les circonstances, trop se hâter de faire retraite. Je ne nie point qu’il ne faille parfois reculer, mais insensiblement, pas à pas, en sauvant ses aigles, en sauvant l’honneur militaire. L’ennemi respecte et ménage mieux ceux qui parlementent sous les armes. Ainsi doit faire, selon moi, le sage ou l’homme qui aspire à l’être. Si la fortune prévaut et lui retranche les moyens d’agir, qu’il n’aille pas incontinent tourner le dos, et fuir sans armes, cherchant à cacher, comme s’il était un lieu au monde où le sort ne pût nous poursuivre ; qu’il mette seulement plus de réserve à s’engager dans un état et plus d’attention à bien choisir celui où il pourra servir la patrie. On lui ferme la carrière des armes ? Qu’il aspire aux honneurs civils ; réduit à la vie privée, qu’il soit orateur ; condamné à se taire, qu’il prête à ses concitoyens sa muette assistance. L’accès même du barreau lui serait-il périlleux ? Il peut chez les particuliers, dans les spectacles, dans les repas, agir en homme de bon commerce, en ami fidèle, en convive tempérant. Dépouillé des fonctions de citoyen, qu’il remplisse ses devoirs d’homme.

Aussi est-ce une des grandes vues du stoïcisme de ne point nous emprisonner dans l’enceinte d’une seule ville, de nous mettre en rapport avec le monde entier ; et si nous adoptons pour patrie l’univers[1], ce n’est qu’afin d’ouvrir un champ plus

  1. Comparer avec le ch. xxxi du Repos du sage.