tyran. Ses amis étaient consternés de l’immense perte qu’ils allaient faire : « Pourquoi cette tristesse ? leur dit-il. Vous cherchez encore si l’âme est immortelle ; moi, je vais le savoir tout à l’heure. » Et il ne cessa pas, même au dernier moment, de chercher la vérité, et de demander à sa propre mort une solution. Un philosophe attaché à sa personne l’accompagnait, et déjà ils approchaient du tertre où s’immolaient journellement à notre dieu Caligula des victimes humaines. « À quoi songez-vous en ce moment ? demanda-t-il à Canus, et quelle pensée vous occupe ? — Je me propose, dit celui-ci, d’épier, dans ce moment si rapide, si mon âme se sentira sortir. » Et il promit, s’il découvrait quelque chose, de venir chez tous ses amis leur révéler l’état des âmes. Voilà bien le calme au fort de l’orage. Voilà un homme digne d’être immortel, qui appelle son heure fatale en témoignage de la vérité. Sur l’extrême limite de la vie, il interroge son âme au départ, et veut s’instruire non-seulement jusqu’à son trépas, mais par son trépas même. Nul ne philosopha plus avant dans la mort. Aussi n’as-tu pas à craindre notre indifférence, ô grand homme, ô précieuse renommée ! Nous te signalerons à la mémoire des siècles, illustre victime, qui tiens ta grande place dans les massacres de Gaïus.
XV. Mais que sert d’avoir repoussé les causes d’affliction personnelle ? Il est des instants où une sorte d’horreur pour le genre humain nous saisit, à la rencontre de tant de crimes heureux, en voyant combien la simplicité de cœur est rare ; l’innocence peu connue ; la bonne foi, si elle ne profite, presque nulle part ; les gains de la débauche non moins odieux que ses profusions ; la vanité, pressée de franchir ses bornes naturelles jusqu’à vouloir briller par l’infamie. La pensée se perd dans cette nuit ; et de l’écroulement pour ainsi dire des vertus qu’il n’est ni permis d’espérer chez les autres, ni utile de posséder, il ne surgit plus que ténèbres.
Il faut donc nous plier à ce tour d’esprit, qui envisage moins l’odieux que le ridicule des vices de l’humanité ; il faut imiter Démocrite plutôt que son adversaire. Héraclite ne pouvait se trouver en public sans verser des larmes, et Démocrite riait sans cesse. Dans tout ce que nous faisons l’un ne voyait que misères, l’autre que puérilités. Il faut tenir peu compte de quoi que ce soit et porter légèrement la vie ; le rire est ici plus humain que les larmes, et c’est mériter mieux de ses semblables de trouver en eux du plaisant que du triste. On leur laisse