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DE LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME.


nous de parties faibles et mal guéries. Entremêlons toutefois les deux choses et cherchons tour à tour la solitude et le monde. L’une fait désirer de revoir les hommes, l’autre d’habiter avec soi ; elles se servent mutuellement de correctif ; la solitude guérit du dégoût de la foule, la société dissipe l’ennui de l’isolement.

Que l’esprit non plus ne soit pas toujours également tendu : appelons-le parfois aux délassements. Socrate ne rougissait pas de jouer avec des enfants ; et Caton cherchait dans le vin un allégement aux fatigues de la vie publique. Scipion[1], chargé de triomphes, ne dédaignait point de mouvoir en cadence ses membres aguerris, non pas en affectant ces molles attitudes aujourd’hui à la mode qui donnent à la démarche même un air plus qu’efféminé, mais selon la danse toute virile dont ces hommes antiques égayaient leurs jours de fête, et qui ne leur faisait rien perdre de leur dignité, quand ils eussent eu l’ennemi pour spectateur. Il faut donner du relâche à la pensée : elle se relève, après le repos, plus ferme et plus énergique. Comme on ne doit pas trop exiger du champ le plus fertile qu’épuiserait bientôt une production non interrompue, ainsi l’esprit le plus vigoureux se brise par un labeur trop assidu. Il veut, pour reprendre sa force, être détendu, relâché quelque peu. De la continuité des travaux résulte pour lui une sorte d’émoussement et de langueur.

Les hommes ne courraient pas avec tant d’ardeur aux divertissements et aux jeux, si un attrait naturel ne s’y rattachait : mais l’abus en ce genre ôte à l’esprit toute consistance et tout ressort. Ainsi le sommeil est indispensable à la réparation des forces ; cependant le prolonger et le jour et la nuit serait une vraie mort. Grande est la différence entre relâcher et dissoudre. Les législateurs ont institué des fêtes, réjouissances publiques obligées, qu’ils regardaient comme un tempérament et une interruption nécessaire aux travaux. Et de grands hommes, m’a-t-on dit, se sont donné chaque mois leurs jours de vacance ; d’autres partageaient chaque journée entre le loisir et les occupations. Par exemple, je me rappelle Asinius Pollion, ce grand orateur ; passé la dixième heure[2], nulle affaire ne l’aurait retenu ; il n’ouvrait plus même ses lettres, crainte d’y

  1. Il s’agit de Scipion le premier Africain. Cic., De Orat., II ; Horace, Sat. II, i.
  2. C’est-à-dire quatre heures après midi, selon notre manière de compter.