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XXVIII
NOTICE SUR LA VIE


a dérobé force traits brillants dont il para ses strophes. Enfin un autre poëte,

Qui jamais de Lucain n’a distingué Virgile,


s’il faut en croire Boileau, le grand Corneille eut pour Sénèque une vive prédilection. Il a pris au traité de la Clémence l’épisode de Cinna ; il a parsemé sa pièce d’imitations de ce traité, et presque toutes ses tragédies nous offrent des traces, des souvenirs visibles du penseur romain. Le barreau, les sermonnaires français le citèrent à l’envi et s’essayèrent à le reproduire pendant plus de deux siècles. Sous Louis XIV, les emprunts que lui firent nos grands écrivains furent plus discrets, mieux choisis, mieux déguisés ; mais on peut affirmer qu’il n’en est pas un qui ne lui ait dû quelque chose. La prose académique du dix-septième siècle est au ton de Sénèque. Plus tard, l’homme qui semble avoir avec lui une sorte de parenté intellectuelle par la nature de son éloquence vive, paradoxale, pleine de cris et de gestes, mais souvent animée aussi d’une vraie chaleur et d’honnêtes inspirations, ce fut J. J. Rousseau. Il aimait Sénèque, il l’avait étudié, beaucoup plus dans Montaigne, ou à travers Montaigne, que dans ses écrits mêmes, bien qu’il ait traduit de lui l’Apokolokyntose. Aucun auteur français n’offre, selon nous, autant de traits de ressemblance avec le philosophe romain. Il est plus d’une page de l’un comme de l’autre qu’on dirait sortie d’un moule commun ; on retrouve chez eux la même allure, les mêmes élans, la même fierté d’apostrophes, les confidences personnelles, les anecdotes qui servent de texte à des développements moins vrais dans l’ensemble que par les détails, les mêmes effets de rhythme et de cadence savante, de brusquerie heureuse, mais cherchée (curiosa felicitas), et jusqu’à ces frais et gracieux tableaux qui délassent de l’uniforme gravité des argumentations philosophiques. Ce dernier mérite brille dans la correspondance de Sénèque plus encore que dans le reste de ses écrits.