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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

pareils : Qu’on me haïsse, pourvu que l’on tremble26 ! Il ignore quelle explosion s’apprête, quand la mesure des haines est comblée. En effet, une crainte modérée contient les esprits ; mais continuelle, violente, mais si elle met l’homme en face des suprêmes périls, elle relève l’audace des plus abattus et pousse à tout entreprendre. Ainsi une enceinte de cordes et de plumes tient en respect l’animal sauvage ; mais pris à dos par le piqueur dont les traits le harcèlent, il tentera de se faire jour à travers l’obstacle qu’il fuyait et foulera aux pieds l’épouvantail27.

Le courage le plus ardent est celui que l’extrême nécessité fait éclater. Il faut que la crainte laisse encore quelque sécurité et fasse envisager bien plus d’espoir que de péril ; autrement, si la soumission n’en a pas moins à trembler, on n’aspire plus qu’à heurter de front le péril, on fait bon marché d’une vie dont on n’était plus maître. Un roi humain et débonnaire a des auxiliaires fidèles qu’il emploie au salut de l’État ; le soldat est fier de penser que la sécurité publique est son ouvrage ; point de travaux qu’il n’endure avec joie : c’est un père qu’il garde. Quant au tyran farouche et sanguinaire, nécessairement ses satellites lui pèsent.

XIII. Pourrait-il les avoir fidèles et dévoués, ces hommes de tortures, de chevalets et de supplices, auxquels il jette comme à des bêtes des citoyens à dévorer ? Plus anxieux, plus soucieux[1] que les plus grands criminels, car il appréhende et les hommes et les dieux témoins et vengeurs des forfaits, il est venu au point de ne pouvoir changer de caractère. Entre autres maux, en effet, ce qu’a de plus affreux la cruauté, c’est son besoin de persévérer ; et le retour au bien ne lui est plus ouvert. De nouvelles fureurs doivent soutenir les premières28 ; quel plus grand malheureux que l’homme pour qui le crime est une nécessité ?

Ô qu’il est digne de pitié, à ses yeux du moins, car le plaindre serait impie, celui qui ne signale sa puissance que par les meurtres et les rapines, à qui tout est devenu suspect, sa cour aussi bien que son peuple ! Il redoute les armes, et c’est aux armes qu’il a recours ; il ne peut croire ni à la foi d’un ami ni à l’amour d’un fils. S’il envisage tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il va faire, s’il descend dans cette conscience chargée de crimes et de remords, bien souvent il craint la mort,

  1. (a) Omnibus rébus leçon vulgaire. Je lis reis obnoxior avec J. Lipse. Un manusc. reis noxior. Un autre : reis obnoxior.