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DE LA CLÉMENCE, LIVRE I.

que dans celle des autres. Comme en effet la générosité consiste non à se faire libéral du bien d’autrui, mais à donner ce qu’on s’ôte à soi-même ; ainsi, j’appelle clément non pas l’homme qui fait bon marché des griefs d’autrui ; mais celui qui, poussé par les siens propres, ne bondit pas sous l’aiguillon ; qui a compris qu’il est d’une grande âme de souffrir les injures au faîte de la puissance, et que rien n’est plus digne de gloire qu’un prince qu’on offense et qui ne punit pas.

XXI. La vengeance d’ordinaire a ces deux effets : ou elle console de l’injure reçue ou elle rassure pour l’avenir. La condition du prince est trop haute pour avoir besoin qu’on le console ainsi, et sa puissance trop incontestée pour qu’il veuille la faire mieux reconnaître en perdant quelques malheureux. Je parle ici d’offenses ou d’attaques parties de rangs inférieurs ; car ceux qui furent pour un temps ses égaux, s’il les voit tombés au-dessous de lui, que faut-il de plus à sa gloire37 ?

Un esclave, un serpent, une flèche peuvent tuer un roi ; mais pour faire grâce il faut être plus grand que celui qu’on sauve. Le prince doit donc user généreusement du magnifique pouvoir qu’il tient des dieux, d’ôter ou de donner la vie ; il le doit surtout envers ceux qu’il sait avoir tenu le même rang que lui. Leur sort est-il en ses mains, sa vengeance est complète, rien n’y manque : la peine est réelle, suffisante38. Car c’est avoir perdu la vie que de la devoir ; et quiconque, jeté du haut des grandeurs aux pieds de son adversaire, a dû attendre la sentence d’un autre sur sa tête et sa couronne, n’existe désormais que pour la gloire de son sauveur, qui gagne bien plus à respecter ses jours qu’à l’effacer du nombre des vivants. C’est le perpétuel trophée de la vertu du triomphateur : traîné devant son char il n’eût fait que passer. Que si l’on peut sans risque lui laisser aussi son royaume, le rasseoir sur ce trône d’où il était tombé, combien ne s’en accroît pas le renom de celui qui de la défaite d’un ennemi n’a voulu que la gloire ! Voilà triompher de sa victoire même et montrer qu’on n’a rien trouvé chez les vaincus qui fût digne du vainqueur39. À l’égard de sujets, d’inconnus, d’hommes sans nom, la modération est d’autant plus juste, qu’il y a moins de mérite à les avoir terrassés. Tantôt faites-vous une joie du pardon ; tantôt dédaignez de frapper ; éloignez-vous de faibles reptiles : ils souillent la main qui les écrase. Quant à ces hommes qui, amnistiés ou punis, feront l’entretien de tous, c’est le cas d’user d’une clémence solennelle.