Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/365

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puissant ne vînt à les apprendre et ne voulut enchérir sur ces excès d’inhumanité.

XIV. Oh ! quels épais nuages répand sur l’esprit de l’homme une haute fortune ! En voilà un qui se croit supérieur à la nature humaine, pour avoir livré des bandes de malheureux à des monstres nés sous un autre ciel, pour avoir mis aux prises des combattants de forces si disproportionnées, et versé à flots le sang à la face de ce peuple qu’il forcera tout à l’heure à répandre le sien par torrents. Et plus tard ce même homme, dupe de la perfidie alexandrine, tendra la gorge au fer du dernier des esclaves et reconnaîtra enfin la vanité du surnom qu’il étale.

Mais, pour revenir au point que j’ai quitté, et faire voir encore d’autres exemples des inutiles travaux de certains hommes, le même savant contait que Métellus, ayant défait les Carthaginois en Sicile, fut le seul Romain qui devant son char de triomphe fit marcher cent vingt éléphants captifs ; que Sylla fut le dernier qui agrandit l’enceinte de la ville, ce qui n’avait lieu chez nos ancêtres qu’après une conquête en Italie, non sur l’étranger. Du moins vaut-il mieux savoir cela que d’apprendre, comme il l’affirmait, que le mont Aventin n’est pas compris dans nos murs pour l’un de ces deux motifs : ou parce que le peuple s’y retira jadis, ou parce que Rémus, y consultant le vol des oiseaux, ne les trouva point favorables. Il y a une infinité de traditions de ce genre qui sont des fictions, ou qui ont un air de mensonge. Or en admettant que ceux qui les citent parlent de bonne foi ou offrent caution de ce qu’ils écrivent, guériront-ils un seul préjugé, étoufferont-ils une seule passion ? qui rendront-ils plus courageux, plus juste, plus libéral ? Je ne sais parfois, disait notre ami Fabianus, s’il ne vaut pas mieux renoncer à toute étude que de s’empêtrer dans celles-là.

Seuls de tous les mortels ils ont le vrai loisir, ceux qui donnent le leur à la sagesse ; seuls ils savent vivre. Car non contents de bien garder leur part d’existence, ils y ajoutent tout l’ensemble des âges. Toutes les années qui furent avant eux leur sont acquises. Avouons-le, sous peine d’être les plus ingrats des hommes : ces illustres fondateurs des saintes doctrines, c’est pour nous qu’ils sont nés, ils nous ont défriché la vie 21. Ces admirables connaissances, arrachées aux ténèbres et produites au grand jour, c’est le labeur d’autrui qui nous y donne accès. Aucun siècle ne nous est interdit : tous nous sont