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DES BIENFAITS, LIVRE I.

bien ni un mal. C’est l’intention qui relève les plus petites choses, ennoblit les plus communes, ravale les plus grandes et les plus estimées : les objets de nos convoitises, neutres par leur nature, ne sont ni bons ni mauvais : tout dépend de l’intention dirigeante, qui donne aux choses leur caractère. L’essence du bienfait n’est donc pas ce qui se compte et se délivre ; tout comme ce n’est pas la victime, fût-elle des plus grasses et toute brillante d’or, qui honore les dieux, mais bien la volonté pieuse et droite des adorateurs. Avec un peu de farine ou un grossier gâteau les bons sont toujours assez religieux11, tandis que le méchant ne laverait pas son impiété, quand il inonderait les autels du sang des hécatombes.

VII. Si les bienfaits consistaient dans les choses non dans la volonté, ils seraient d’autant plus grands que l’on recevrait davantage : or cela n’est pas. Souvent l’homme qui mérite le mieux de moi est celui qui donne peu, mais avec grandeur, et dont le bon vouloir équivaut aux largesses des rois[1] ; son présent est modique, mais il vient du cœur ; il a oublié sa pauvreté en voyant la mienne ; il avait non la volonté seulement, mais la passion d’être utile ; en m’obligeant, il s’est cru lui-même l’obligé ; il donnait comme s’il était sûr de tout recouvrer, il se voyait rendre comme s’il n’eût pas donné ; enfin il a saisi, il a provoqué l’occasion de me servir. Mais, je le répète, qu’elles ont peu de charme, bien que par le fait et l’apparence elles semblent de grand prix, les grâces qui sont arrachées ou qui échappent par mégarde, et combien ce qu’on donne facilement touche plus[2] que ce qu’on jette à pleines mains12 ! L’offrande de l’un est exiguë, mais il n’a pu faire davantage ; celle de l’autre est riche, mais il a hésité, différé ; mais il a plaint ce qu’il a donné ; ses secours superbes, dont il a fait parade, ne cherchaient point la satisfaction de l’homme auquel ils s’adressaient : c’étaient des gratifications pour sa vanité, non pour moi13.

VIII. Un jour que les disciples de Socrate lui faisaient en foule mille offres de tout genre, chacun selon ses moyens, Eschine qui était pauvre, lui dit : « Je ne saurais te rien donner qui fût digne de toi, et c'est par là seulement que je sens ma pauvreté. Reçois donc la seule chose qui m’appartienne : je me donne à toi tout entier. Puisse mon offre t’agréer, toute

  1. Virgil. Géorgiq. IV, 102.
  2. Je lis avec Fickert gratius au lieu de gravius.