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DES BIENFAITS, LIVRE I.

superflu : élément de sensualité. Ici la règle à suivre est de saisir l’à-propos qui flatte : que ce soient des choses non vulgaires, rares pour tous les temps, du moins pour le nôtre, ou que peu d’hommes en aient de pareilles, ou que, si elles n’ont point de valeur par elles-mêmes, le choix du temps ou du lieu leur en donne. Cherchons l’objet dont l’offre doit le mieux plaire, qui frappera souvent les yeux du possesseur ; qu’il croie toujours nous voir en le voyant. N’allons pas surtout en envoyer d’inutiles, comme à une femme ou à un vieillard un équipement de chasse, à un homme illettré des livres, à un amateur de l’étude et des lettres des filets. D’un autre côté prenons garde qu’en voulant faire un envoi qui plaise, nous n’ayons l’air de rappeler un défaut personnel : n’offrons pas des vins à un ivrogne, des médicaments à un valétudinaire. C’est presque une satire, ce n’est plus un don, quand l’homme qui le reçoit y voit une allusion à son côté faible.

XII. Si nous avons le choix, donnons de préférence des choses de durée, afin que nos dons ne meurent point, s’il est possible. Peu d’hommes sont assez reconnaissants pour songer à ce qu’ils ont reçu, quand ils ont cessé de le voir. L’ingrat même retrouve le souvenir en même temps que nos présents ; dès qu’ils s’offrent à sa vue, l’oubli ne lui est plus possible : ils lui retracent, ils lui inculquent le nom de leur auteur. Il faut d’autant plus chercher à faire des présents qui durent, que jamais on ne doit les rappeler : laissons l’objet lui-même réveiller la mémoire assoupie. Je donnerai plus volontiers de l’argenterie que de l’argent ; plus volontiers des statues qu’un vêtement, que tout ce que l’usage détériore trop vite. Chez peu de gens la gratitude survit au don ; chez la plupart il ne demeure pas dans l’âme plus longtemps que dans les mains. Je ne veux donc pas, s’il se peut, que mon présent s’anéantisse : je veux qu’il subsiste, qu’il s’attache à mon ami, qu’il vive avec lui.

Il n’est point d’homme si peu sensé qu’il faille lui recommander de ne pas envoyer, les fêtes terminées, des gladiateurs, des bêtes féroces, ni des costumes d’été en hiver, ou d’hiver en été. Qu’en tout ceci le bon sens nous guide : ayons égard aux temps, aux lieux, aux personnes : car selon les circonstances les mêmes choses plaisent ou désobligent. N’est-on pas mieux venu en donnant à un homme ce qu’il n’a pas que ce qu’il possède en abondance, ce qu’il a cherché longtemps sans le rencontrer que ce qu’il verra partout ?