Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/401

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
364
DES BIENFAITS, LIVRE II.

Qu’importe en quoi consiste le don, s’il n’est fait volontairement et reçu de même ? De ce que tu m’as sauvé, mérites-tu que je t’appelle mon sauveur ? Le poison quelquefois a tenu lieu de remède : on ne le compte pas pourtant parmi les substances salutaires. Il est des choses qui servent, mais qui n’obligent point.

XIX. Un tyran avait un abcès qui fût percé par le poignard d’un homme venu pour l’égorger. Ce tyran dut-il le remercier de ce qu’un mal, devant lequel l’art des médecins avait reculé, se trouvait guéri par l’assassinat ? Tu vois que le résultat importe assez peu, car je ne puis regarder comme bienfaiteur quiconque, voulant me nuire, m’aura servi. Au hasard appartient le bienfait, à l’homme l’offense.

Nous avons vu dans l’amphithéâtre un lion qui, reconnaissant son ancien maître dans une des victimes qu’on livrait aux bêtes, le protégea contre toute attaque[1]. Est-ce un bienfait que le secours de ce lion ? Non : il n’a ni voulu faire ni fait un acte réfléchi de bienfaisance. Au lieu d’une bête féroce, mets un tyran. Il m’aura sauvé la vie comme elle ; mais ni elle ni lui ne sont des bienfaiteurs. Il n’y a pas bienfait, si j’ai reçu forcément ; il n’y a pas bienfait, si je dois à qui je ne voudrais pas devoir. Avant tout laisse-moi mon libre arbitre : tu donneras après.

XX. On agite souvent cette question : M. Brutus fit-il bien de recevoir la vie que César lui laissa, César qu’il jugeait digne de mort ? La pensée à laquelle obéit Brutus en l’immolant sera discutée ailleurs. En ceci toutefois cet homme, grand dans le reste de sa vie, s’abusa fort, ce me semble , et n’agit point selon les principes du stoïcisme soit que le nom de roi l’eût effarouché, tandis que le meilleur gouvernement est celui d’un roi18 juste ; soit qu’il espérât rétablir la liberté dans une ville où l’on trouvait tant de profit et à commander et à servir ; soit qu’il s’imaginât pouvoir rappeler à sa forme première cette république dont les anciennes mœurs n’étaient plus, et faire refleurir l’égalité entre citoyens et la stabilité des lois là où il avait vu tant de milliers d’hommes combattre non pour repousser l’esclavage, mais pour le choix d’un maître19. Combien il fallait méconnaître obstinément la nature des choses et son propre pays pour croire qu’à l’usurpateur immolé il ne succéderait pas quelque héritier de ses projets, comme il s’était rencontré un Tarquin, après tant de rois ex-

  1. C’est sans doute le même trait longuement rapporté par Aulu-Gelle, V, p. 14, l’histoire d’Androclès et du lion.