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DES BIENFAITS, LIVRE II.

saurait dire : « Que ferais-je, et comment m’y prendre ? Puis-je jamais payer de retour ces êtres si supérieurs, ces maîtres de toutes choses ? » Rien n’est plus facile : avare, tu le peux sans frais ; paresseux, sans travail. Au moment même où l’on t’oblige tu te mets au pair, si tu veux, avec tout bienfaiteur ; reçois-tu avec gratitude, tu as rendu.

XXXI. Voilà de tous les paradoxes de la secte stoïque le moins étrange, à mon avis, et le moins incroyable ; recevoir avec gratitude, c’est rendre. Comme en effet nous rapportons tout à l’intention, tenons pour fait tout ce qu’on a voulu faire ; et comme la piété, la bonne foi, la justice, toutes les vertus enfin existent tout entières en elles-mêmes, encore bien qu’elles n’aient pu se produire activement ; la reconnaissance aussi peut exister par la volonté seule. Chaque fois qu’on vient à bout de ce qu’on se proposait, on recueille le fruit de sa peine. Le bienfaiteur, que se propose-t-il ? l’utilité d’autrui et sa propre satisfaction. Si son vœu est rempli, si son bienfait m’est parvenu, et si nous sommes heureux l’un par l’autre, il a trouvé ce qu’il cherchait ; car il ne demandait rien en retour : autrement c’eût été non un bienfait, mais un trafic.

On a réussi dans sa traversée quand on a touché le port qu’on désirait ; le trait qu’on lance a répondu à l’impulsion d’une main sûre s’il frappe le but ; l’homme qui fait le bien veut qu’on y soit sensible ; si je le suis il a ce qu’il voulait. Mais il en a espéré quelque profit ! Ce n’était plus dès lors un bienfait, dont le propre est de ne songer nullement au retour. Si je reçois du même cœur que l’on me donne, j’ai déjà rendu ; sinon, la pire des conditions serait imposée à la plus noble vertu. Pour que je pusse être reconnaissant, on me renverrait à la Fortune. Non, si ses rigueurs m’empêchent de m’acquitter, le cœur suffit pour répondre au cœur. Quoi donc ? Ne ferai-je pas aussi tout mon possible pour me libérer ? Ne dois-je pas épier l’instant et les occasions, et souhaiter même de rendre au centuple ce que j’ai reçu ? Triste sort du bienfait pourtant, s’il n’est pas permis d’y répondre les mains vides.

XXXII. Celui, dit-on, qui éprouve le bienfait a beau avoir reçu du meilleur cœur, il n’a pas accompli sa tâche. Reste l’obligation de rendre. De même au jeu de paume[1] c’est quelque chose de recevoir la balle avec adresse et promptitude ; mais on n’appelle bon joueur que celui qui l’a renvoyée

  1. Voy. plus haut, ch. xvii.