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DES BIENFAITS, LIVRE IV.

le suivre, allait aux périls de l’air dont en reviennent les autres, ne séparant jamais son intérêt de l’intérêt public ? Où est cet intrus, dites-vous ? Qui est-il ? D’où vient-il ? « Vous l’ignorez ; mais chez moi se relèvent les comptes de ce qui a été reçu et donné. Je sais ce que je dois et à qui : je solde les uns à long terme, je suis en avance avec d’autres, selon que la circonstance et les ressources de mon gouvernement le comportent. »

XXXIII. Ainsi je donnerai parfois à l’ingrat, non à cause de lui. « Et quand tu ne sauras si l’on est reconnaissant ou non, attendras-tu que tu le saches, ou craindras-tu de perdre l’occasion du bienfait ? Attendre est long : car, comme dit Platon, le cœur humain est difficile à deviner ; ne pas attendre est téméraire. » Nous répondrons que jamais l’homme n’attend pour ses desseins une certitude complète, le vrai se trouvant trop au-dessus de sa portée ; mais il va où le conduit le vraisemblable. C’est de la sorte qu’on procède en toute démarche. Ainsi l’on sème, ainsi l’on s’embarque, ainsi l’on combat, ainsi l’on devient époux et père, quoiqu’en tout cela l’événement soit incertain. On se décide pour les choses dont on croit pouvoir bien augurer. Car qui garantit au semeur sa moisson, au navigateur le port, au guerrier la victoire, à l’époux une chaste compagne, au père de dignes enfants ? On se guide sur le raisonnement, non sur l’évidence absolue. Attendre afin de n’agir qu’à coup sûr, ne se mouvoir jamais que sur des données infaillibles, c’est vouloir20 que la vie s’arrête privée de toute action. Puisque la probabilité me sert de mobile pour tant de cas, à défaut de certitude, je n’hésiterai pas à obliger l’homme dont la reconnaissance est probable.

XXXIV. « Mille incidents, dit-on, donneront au vice les moyens de simuler la vertu, et la vertu elle-même te déplaira comme vice ; car les apparences sont trompeuses et nous y croyons. » Qui le nie ? Mais je ne trouve rien autre chose pour régler mes calculs. C’est par cette voie que je dois poursuivre le vrai : je n’en ai pas de plus sûres. J’aurai soin de me livrer au plus rigoureux examen et ne me rendrai pas de prime abord. Il en est ici comme d’une mêlée, où il peut se faire que ma main, par l’effet de quelque méprise, dirige mon dard contre un camarade et épargne l’ennemi que je croirais des nôtres. Mais ces cas seront rares et n’arriveront point par ma faute, mon but étant de frapper l’ennemi et de défendre le compatriote.

Si je sais que tel est ingrat, je ne l’obligerai point. « On m’a