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DES BIENFAITS, LIVRE V.

sonne à espérer, à se dire : « Voilà un homme à cultiver. Il a rendu service à celui-ci, il en fera autant pour moi. » Le bienfait, c'est ce qu'on donne, non à cause de soi, mais à cause de l'homme à qui l'on donne. Qui se donne à soi-même fait tout le contraire : ce n'est donc pas un bienfaiteur.

XII. Te semblé-je maintenant infidèle aux promesses par lesquelles j'ai commencé ? Diras-tu que je m'écarte de ce qui fait l'importance du sujet, que je perds bien sciemment toute ma peine ? Attends : tu le diras encore avec plus de vérité quand je t'aurai mené vers ces obscurs labyrinthes qui, lorsqu'on s'en échappe, ne laissent d'autre avantage que de s'être tiré de difficultés où l'on pouvait ne pas descendre. Car que gagne-t-on à défaire laborieusement des nœuds qu'on a faits soi-même pour les dénouer ? Mais comme il est certains objets qu'on entrelace par passe-temps et par jeu, et qu'une main inhabile a beaucoup de mal à démêler, tandis que l'auteur de ces complications sépare chaque partie sans la moindre peine, parce qu'il connaît les points de jonction et d'arrêt ; et comme ces choses ne laissent pas d'avoir quelque attrait, car elles piquent la sagacité , elles tiennent notre esprit en haleine ; de même ces questions, qui prennent un air de finesse et de piège, dissipent l'insouciance et la paresse de l'imagination, soit qu'il faille leur déblayer le champ pour qu'elles s'y développent, ou leur présenter comme d'obscures et âpres montées où il faut gravir en rampant et poser un pied circonspect.

On prétend qu'il n'y a point d'ingrats, et on le démontre ainsi. « Le bienfait, c'est ce qui est utile : or nul ne peut être utile au méchant, vous le dites vous-mêmes, stoïciens ; donc le méchant ne reçoit pas le bienfait, et partant, il n'est point ingrat. En outre, le bienfait est chose honnête et louable rien d'honnête ni de louable n'a place chez le méchant, par conséquent le bienfait non plus; que s'il ne peut le recevoir, il n'est pas tenu de le rendre, et par là échappe à l'ingratitude. Selon vous, l'homme de bien agit en tout avec droiture : cela étant, il ne peut être ingrat. L'homme de bien rend le bienfait, le méchant ne le reçoit pas; si vous dites vrai, jamais homme de bien, jamais méchant n'est ingrat. Ainsi l'ingratitude n'existe point dans la nature. »

Tout cela est vide de sens. L'unique bien, chez nous, c'est l'honnête : il ne saurait aller au méchant, qui cesserait de l'être si la vertu pénétrait en lui. Tant qu'il reste méchant, nul ne peut être son bienfaiteur : car le bien et le mal sont antipa-