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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


Quand tu cites ces hypothèses, Théophraste, tu veux décrier une doctrine trop mâle pour toi ; tu laisses là le juge pour t’adresser aux auditeurs. Parce que tous s’abandonnent à l’emportement dans des cas semblables, tu crois qu’ils décideront que ce qu’ils font on doit le faire, car presque toujours on tient pour légitimes les passions qu’on trouve en soi. D’honnêtes gens s’irritent quand on outrage leurs proches : mais ils font de même quand leur eau chaude n’est(10) pas servie à point, quand on leur casse un verre ou qu’on éclabousse leur chaussure. Ce n’est pas l’affection qui provoque ces colères, c’est la faiblesse : ainsi l’enfant pleure ses parents morts comme il pleurerait ses noix perdues. Qui s’emporte pour la cause des siens est non pas dévoué, mais peu ferme. Ce qui est beau, ce qui est noble, c’est de courir défendre ses parents, ses enfants ; ses amis, ses concitoyens, à la seule voix du devoir, avec volonté, jugement, prévoyance, sans emportement, ni fureur. Car point de passion plus avide de vengeance que la colère, et qui par là même y soit plus inhabile, tant elle se précipite follement, comme presque toutes les passions, qui font elles-mêmes obstacle au succès qu’elles poursuivent. Avouons donc qu’en paix comme en guerre elle ne fut jamais bonne à rien. Elle rend la paix semblable à la guerre : devant l’ennemi, elle oublie, que les armes sont journalières ; et elle tombe à la merci des autres, faute de s’être possédée elle-même. D’ailleurs, ce n’est pas une raison d’adopter le vice et de l’employer, parce qu’il a produit parfois quelque bien ; car il est aussi des maux que la fièvre emporte : ne vaut-il pas mieux toutefois ne l’avoir jamais eue ? Détestable remède que de devoir la santé à la maladie ! De même quand la colère, dans des cas imprévus, nous aurait servis, comme peuvent faire le poison, un saut dans l’abîme, un naufrage, ne la croyons pas pour cela essentiellement salutaire : car beaucoup de gens ont dû leur santé à ce qui fait périr les autres.

XIII. D’ailleurs tout bien, digne de passer pour tel, est d’autant meilleur et plus désirable qu’il est plus grand. Si la justice est un bien, personne ne dira qu’elle gagnerait à ce qu’on y retranchât quelque chose ; si c’est un bien que le courage, nul ne souhaitera qu’on en diminue rien : à ce compte, plus la colère serait grande, meilleure elle serait. Qui, en effet, refuserait l’accroissement d’un bien ? Or l’accroissement de la colère est un danger ; c’est donc un danger qu’elle existe. On ne peut appeler bien ce qui, en se développant, devient mal.