Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome I.djvu/489

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il est étouffé. Eh ! n’est-il pas des pères tellement durs, tellement criminels que les lois divines et humaines permettent de les réprouver, de les renier ? Nous ont-ils donc ôté ce que nous tenions d’eux ? Nullement ; mais leurs actes dénaturés qui ont suivi ont détruit le mérite de tout bon office antérieur. Ce n’est pas le bienfait qui s’en va, mais ce qui en fait le prix : je ne cesse pas d’avoir, mais je ne dois plus. Que quelqu’un m’ait prêté de l’argent, puis incendié ma maison, le dommage a compensé le prêt, et, sans avoir rendu, je ne suis point débiteur. Ainsi encore qui s’est signalé envers moi par sa bienveillance, par sa générosité, et ensuite par plusieurs traits de hauteur, de mépris, de cruauté, m’a mis en situation d’être quitte comme si je n’avais rien reçu ; il a tué ses propres bienfaits. Le fermier n’est plus lié, bien que son bail subsiste, envers le propriétaire qui a foulé aux pieds ses récoltes et coupé ses plants. Non que ce dernier ait reçu ce qu’il avait stipulé, mais parce qu’il a tout fait pour ne rien recevoir. De même parfois le débiteur obtient condamnation contre son créancier qui lui a pris, à un autre titre, plus qu’il ne répète à titre de prêt. Ce n’est pas entre le créancier et le débiteur seulement que le juge intervient pour dire au premier : « Tu lui as prêté de l’argent. Mais quoi ? Tu as enlevé son troupeau, tué son esclave, tu possèdes son champ sans l’avoir payé : estimation faite te voilà débiteur, de créancier que tu étais venu. » Entre le bienfait et l’injure, la même compensation a lieu. Souvent, je le répète, le bienfait subsiste et on ne le doit plus, si par la suite son auteur s’en est repenti, s’il s’est dit malheureux d’avoir donné ; s’il n’a donné qu’en soupirant, avec un visage rembruni ; s’il a cru perdre plutôt que faire un don ; si c’est pour lui qu’il m’a donné, ou du moins si ce n’est pas pour moi ; s’il n’a cessé de me le jeter à la face, de s’en faire gloire, de le proclamer partout, de me rendre amère sa libéralité. Le bienfait subsiste donc, quoiqu’il cesse d’être dû, tout comme certains prêts d’argent, sans donner un droit actuel au créancier, restent dus, mais ne sont pas exigibles.

V. On a reçu de toi un service et, plus tard, une injure : au service est due la reconnaissance, à l’injure la réparation. Ou plutôt on ne te doit pas l’une et tu ne dois point l’autre : le premier fait absout le second4. Dire : « Je lui ai rendu son bienfait, » c’est dire qu’on a restitué non pas ce qu’on avait reçu, mais autre chose à la place. Rendre en effet, c’est donner pour ce qu'on a reçu. Cela n’est pas douteux ; car tout payement