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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


ou qui donne espoir d’amendement. » Eh bien, rayez de l’humaine association ceux qui gangrèneraient ce qu’ils touchent : coupez court à leurs crimes par la seule voie possible, mais toujours sans haine. Quel motif aurais-je de haïr l’homme à qui je rends le plus grand des services, en l’arrachant à lui-même ? A-t-on de la haine contre le membre qu’on se fait amputer ? Ce n’est point là du ressentiment, c’est une cure où se mêle la pitié. On abat les chiens hydrophobes ; on tue les taureaux farouches et indomptables ; on égorge les brebis malades, de peur qu’elles n’infectent le troupeau ; on étouffe les monstres à leur naissance ; on noie même les enfants estropiés ou difformes. Ce n’est pas la colère, c’est la raison qui veut qu’on retranche de ce qui est sain ce qui ne l’est pas.

Rien ne sied moins que la colère à l’homme qui punit, le châtiment ayant d’autant plus d’efficacité lorsqu’il est imposé par la raison. C’est pour cela que Socrate disait à son esclave : « Comme je te battrais, si je n’étais en colère ! » Il remit la correction de l’esclave à un moment plus calme, et en attendant se fit la leçon à lui-même. Chez qui la passion serait-elle modérée, quand Socrate n’osa pas se fier à sa colère ? Pour réprimer l’erreur ou le crime, il ne faut donc pas un vengeur irrité : car la colère est un délit de l’âme et l’on ne doit pas corriger une faute par une autre.

XVI. « Quoi ! je ne me courroucerai pas contre un voleur, contre un empoisonneur ! » Non, pas plus que je ne me courrouce contre moi-même quand je me tire du sang. Toute espèce de châtiment est un remède, et je l’applique comme tel. Toi qui ne fais encore que débuter dans le mal, dont les chutes, quoique fréquentes, ne sont pas graves, j’essayerai, pour te ramener, d’abord les remontrances secrètes, ensuite la réprimande publique. Toi qui es allé trop loin pour que des paroles puissent te sauver, tu seras contenu par l’ignominie. À toi, il faut un stigmate plus fort, plus pénétrant : on t’enverra en exil, sur des bords ignorés. Ta corruption invétérée exige-t-elle des remèdes encore plus énergiques, les fers et la prison publiques t’attendent. Mais toi, dont le moral est désespéré et la vie un tissu de crimes, poussé que tu es non par de ces motifs qui ne manqueront jamais au méchant, mais par une cause pour toi assez puissante, le plaisir de mal faire, tu as bu l’iniquité jusqu’à la lie, et tes entrailles en sont tellement infectées, qu’il faudrait te les arracher pour l’en faire sortir. Malheureux ! qu’il y a longtemps que tu cherches la mort !