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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

C’est presque un outrage de dire : « Reprends ce que je te dois. »Que le premier droit du bienfaiteur soit le choix du moment où il veuille reprendre. « Mais je crains que le monde n’interprète mal mes délais. » C’est mal agir que de régler sa reconnaissance sur l’opinion plutôt que sur sa conscience. Tu as ici deux juges : toi, que tu ne saurais tromper, et le bienfaiteur, qui peut être ta dupe. « Quoi ! si l’occasion ne s’offre jamais, devrai-je donc éternellement ? » Oui, tu devras, mais tu devras ouvertement, mais tu seras heureux de devoir, mais tu auras grand plaisir à voir le dépôt laissé dans tes mains. C’est regretter d’avoir reçu que s’affliger de n’avoir point rendu encore. Pourquoi, si je t’ai semblé digne de t’obliger, te semblerais-je indigne que tu me doives ?

XLIII. Grave est l’erreur de ceux qui pensent que ce soit la marque d'une âme élevée de donner beaucoup, de remplir de cadeaux la bourse ou la maison d’une foule d’hommes : c’est là parfois l’œuvre non d’une grande âme, mais d’une grande fortune. On ignore combien il est plus pénible et plus difficile souvent de recevoir et de garder que de répandre. Car, sans rien ôter au mérite de l’un ou de l’autre, qui est égal comme fondé sur l’honnête, il n’y a pas moins de vertu à porter le poids de sa dette qu’à avoir donné. Il en coûte même dans le premier cas plus que dans le second, d’autant qu’il faut de plus grands soins pour conserver le don que pour le faire. Qu’on ne s’agite donc point en aveugle pour rendre bien vite, qu’on ne parte point avant l’heure : on est également blâmable et de sommeiller au moment d’agir, et de se hâter hors de propos. Mon ami a placé sur moi : je ne crains ni pour moi ni pour lui. Toutes ses sûretés sont prises ; son bon office ne saurait périr qu’avec moi, et même alors ne périrait-il point : car il a ma reconnaissance, il a tout. Qui pense trop à restituer le bienfait suppose au bienfaiteur trop d’envie de le recouvrer. Soyons prêt dans les deux circonstances : le veut-il reprendre ? rapportons-le, rendons-le avec joie. Préfère-t-il le voir sous ma garde ? Pourquoi lui déterrer son trésor ? pourquoi refuser son dépôt ? Il mérite bien d’avoir la liberté du choix. Quant à l’opinion et à la renommée, laissons-les à leur rang : elles doivent non pas nous guider, mais nous suivre.