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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


Je le confesse, il éprouvera une légère, une faible émotion. Car, disait Zénon, dans l’âme du sage lui-même, la plaie fût-elle guérie, la cicatrice demeure. Oui, des semblants, des ombres de passions viendront l’effleurer ; des passions réelles, jamais. Aristote prétend que certaines passions, pour qui en use bien, sont des armes ; ce qui serait vrai si, comme les instruments de guerre, on les pouvait prendre et quitter à volonté. Les armes qu’Aristote prête à la vertu frappent toutes seules et d’elles-mêmes sans attendre qu’on les saisisse : nous sommes leurs instruments, elles ne sont point le nôtre. Nous n’avons nul besoin d’aides étrangers : la nature nous a suffisamment munis par la raison. Elle nous a donné là une arme solide, inaltérable, docile, qui n’est pas à double tranchant et ne peut être renvoyée contre son maître. S’agit-il non-seulement de prévoir, mais d’exécuter, la raison seule et par elle-même suffit(15). Quoi de moins sensé que de la faire recourir, elle, à la colère, l’immuable à l’incertain, la fidélité à la trahison, la santé à la maladie ? Et si je prouve que dans les actes aussi qui seuls semblent nécessiter l’intervention de la colère la raison par elle-même apporte bien plus d’énergie ? Dès qu’en effet elle a décidé que telle chose doit s’accomplir, elle y persiste : ne pouvant, pour changer, trouver mieux qu’elle-même, elle s’arrête à sa résolution première. La colère a souvent reculé devant la pitié, car sa force n’a nulle consistance, c’est une vaine bouffissure : violente dans son origine, elle est pareille à ces vents de terre qu’enfantent les fleuves et les marais ; ils ont de la fougue et ne tiennent pas. Elle débute par de vifs élans, puis s’affaisse, lassée avant l’heure : ne respirant d’abord que cruauté, que supplices inouïs, lorsqu’il faut sévir, elle ne sait plus que mollir et céder.

La passion tombe vite ; la raison est toujours égale. Et même, la colère vînt-elle à persévérer, souvent, bien que de nombreux coupables aient mérité la mort, à la vue du sang de deux ou trois victimes elle cesse de frapper. Ses premiers coups sont terribles, comme le venin des serpents, au sortir de leur gîte, est-dangereux ; mais leurs morsures, en se répétant, épuisent bientôt leur malignité. Ainsi il n’y a point parité de peines où il y a parité de crimes : et souvent la peine la plus grave est pour la moindre faute en butte à la première fougue. Inégale dans toute son allure, la passion va plus loin qu’il ne faut ou s’arrête en deçà. Elle se complaît dans ses excès, juge d’après son caprice, sans vouloir entendre, sans laisser place à la dé-