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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

pable aux mains, rêves d’une avarice qui n’embrasse que du vent ? Oh ! que je plains quiconque fonde sa joie sur l’énorme liste de ses domaines, sur de vastes espaces de terre cultivés par des malheureux enchaînés, et sur d’immenses troupeaux qui ont des provinces et des royaumes pour pacages, et sur un domestique plus nombreux que de belliqueuses nations, et sur des édifices privés qui surpassent en étendue de grandes villes ! Quand il aura bien couvé des yeux tous ces objets sur lesquels il a réparti et disséminé au loin sa fortune, quand il se sera bien gonflé d’orgueil, qu’il compare ce qu’il possède avec ce qu’il désire, il est pauvre. Laisse-moi libre, et rends-moi à mes vrais trésors. Mon royaume, à moi, c’est la sagesse : il est immense, il est paisible ; je possède toutes choses à condition qu’elles soient à tous. »

XI. Aussi un jour que Caligula lui offrait deux cent mille sesterces[1], Démétrius se mit à rire et les refusa, ne jugeant même point qu’il y eût dans ce chiffre de quoi se vanter du refus. Bons dieux ! quelle mesquinerie pour honorer une telle âme ou pour la séduire ! Rendons témoignage à cet homme illustre. On m’a cité de lui un mot admirable ; comme il s’étonnait que Caïus ait eu la folie de penser le corrompre à ce prix : « S’il avait résolu de m’éprouver, dit-il, c’est tout son empire qu’il devait m’offrir. »

XII. Ainsi l’on peut donner au sage, bien que tout lui appartienne ; de même, quoique nous disions qu’entre amis tout est commun, rien n’empêche de faire un don à son ami. Car cette communauté avec un ami n’est pas celle d’un associé qui a sa part comme moi la mienne : c’est celle du père et de la mère qui, ayant deux enfants, n’ont pas chacun le leur, mais en ont chacun deux. Or avant tout je veux faire savoir à quiconque m’invite à m’associer avec lui qu’entre nous deux il n’y a rien de commun. Pourquoi ? c’est qu’une telle communauté n’a lieu qu’entre sages ; ils sont tous amis. Les autres ne sont pas plus amis qu’associés16. D’ailleurs il est plus d’un genre de communauté. Les bancs des chevaliers appartiennent à tout chevalier romain ; et sur ces bancs toutefois la place que j’ai prise me devient propre. Si je la cède à un autre, bien qu’elle me soit commune avec lui, je passe pour lui faire une faveur. Certaines choses ne donnent certains droits qu’à une condition spéciale. J’ai ma place aux bancs des chevaliers non pour la ven-

  1. 40 000 fr. environ.