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DES BIENFAITS, LIVRE VI.

qui mît à l’épreuve la sincérité de son amitié. Il n’a pu donner à un riche, veiller au chevet d’un homme bien portant, assister un heureux. Il s’est acquitté, bien que tu n’aies pas recouvré ton bienfait. En un mot, l’homme qui toujours rêve à se libérer, qui en épie l’occasion, qui n’y épargne ni soins ni peine, a plus fait que celui qui doit au hasard de s’être acquitté promptement.

XIV. La comparaison du débiteur est inexacte : il ne suffit pas à celui-ci d’avoir cherché de l’argent, s’il ne paye ; il a toujours en face l’impitoyable créancier qui ne laisse pas un jour s’écouler gratis. Le bienfaiteur, plein de bonté, témoin de tes mille démarches, de tes soucis, de tes anxiétés, te dira : « Bannis ce soin de ta pensée[1]. Cesse de te persécuter toi-même. Tu m’as tout rendu. Tu me ferais, injure de croire que je désire rien de plus. Je suis pleinement récompensé par ton intention. »

On me demandera si c’est avoir, selon moi, rendu le bienfait que d’avoir de la sorte montré sa gratitude. À ce compte, dira-t-on, il n’y a nulle différence entre rendre et ne rendre pas. Je répondrai par l’hypothèse d’un homme qui aurait oublié le bienfait reçu, qui n’aurait pas même tenté de le reconnaître : on niera certes qu’il se soit acquitté. L’autre, au contraire, a nuit et jour prodigué sa peine, négligeant tout autre devoir, ne s’attachant, ne travaillant qu’à une seule chose, à ne laisser fuir aucune occasion. Mettra-t-on sur la même ligne celui qui n’a eu cure de se montrer reconnaissant et l’homme qui n’a jamais perdu la pensée du devoir ? Il y aurait injustice à exiger de moi des effets, quand il est clair que l’intention ne m’a point manqué. Enfin suppose que, te sachant captif, j’emprunte de l’argent et laisse pour sûreté au créancier mes biens en gage ; que je côtoie, par un hiver déjà rigoureux, des rivages infestés de brigands et que j’essuie tout ce que la mer peut offrir de périls, même aux temps de calme ; que je parcoure d’immenses solitudes,cherchant ce que tout navigateur fuyait, les pirates qu’à la fin je trouve, lorsqu’un autre déjà t’a racheté, nieras-tu que je me sois acquitté ? Et si, durant cette traversée, l’argent que je m’étais procuré pour ta rançon je l’ai perdu dans un naufrage ? Et si, en voulant t’affranchir de tes fers, moi-même j’y suis tombé, nieras-tu que je me sois acquitté ? Certes, Harmodius et Aristogiton reçoivent des Athéniens le titre de tyranni-

  1. Virg., Énéid., IV.