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DES BIENFAITS, LIVRE VII.

dre ? me voudras-tu rendre une chose qui au moment de la restitution, sera perdue entre nous deux ? Selon moi, rendre c’est livrer la chose due au propriétaire, et quand il la veut. Voilà tout ce que j’ai à faire. Que la chose rendue lui reste, ce soin-là ne me concerne plus. Je ne lui dois pas ma tutelle, mais ma parole ; il vaut bien mieux encore qu’il ne conserve pas que si je ne rendais point. Je rendrai, même à un créancier qui sur-le-champ dépenserait la somme en gourmandises : m’eût-il délégué sa concubine pour toucher l’argent, je le verserai ; dût-il jeter dans les plis d’une robe sans ceinture les écus qu’il recevra, je les donnerai. Car je dois rendre, et non conserver ou défendre ce que j’aurai rendu. C’est du bienfait reçu, ce n’est pas du bienfait rendu que la garde m’est imposée. Tant qu’il est chez moi il doit être intact ; mais, dût-il glisser des mains qui vont le reprendre, je le livrerai si on le réclame. Je rendrai à l’honnête homme selon sa convenance ; au méchant dès qu’il demandera. « Mais, dit-on, tu ne peux lui rendre son bienfait tel que tu l’as reçu. Tu l’as reçu d’un sage, tu le rends à un fou. » Non pas : je le lui rends tel qu’il peut maintenant le recevoir : ce n’est point par mon fait qu’il est amoindri, c’est par le sien. Ce que j’ai reçu, je le rendrai. S’il est revenu à la sagesse, je le lui rendrai tel que je l’ai reçu, tant qu’il compte parmi les méchants, je ne le rends que tel qu’il peut recevoir. « Quoi ! s’il est devenu non-seulement méchant, mais cruel, mais atroce, tel qu’un Apollodore, un Phalaris, lui rendras-tu même alors le bienfait que tu auras reçu ? » Une aussi grande métamorphose chez le sage n’est point dans la nature : car en tombant d’un état parfait dans la pire des situations, nécessairement il a gardé, même dans le mal, quelques vestiges du bien. Jamais la vertu ne s’éteint si complètement qu’elle ne laisse imprimés dans l’âme des caractères trop profonds pour qu’aucun changement les puisse effacer. L’animal sauvage qui, élevé parmi nous, s’est enfui de nouveau dans ses forêts, y retient quelque chose de ses mœurs radoucies, et diffère autant des races toutes domestiques que de ces races vraiment indomptées qui n'ont jamais souffert la main de l’homme. Nul mortel ne tombe au dernier degré de la perversité, pour peu qu’il se soit attaché à la sagesse. Il en est trop intimement empreint pour l’avoir pu dépouiller toute et passer à la teinte opposée. Je demanderai ensuite si cet homme n’est cruel que dans le secret de son cœur, ou si c’est un génie destructeur qui se déchaîne sur les peuples, Car tu me présentes un Apollo-