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DE LA COLÈRE, LIVRE I.


La colère, ai-je dit, a cela de funeste qu’elle ne veut pas qu’on la dirige. Elle s’indigne contre la vérité même, si la vérité se manifeste contre son gré : ses cris forcenés, la tumultueuse agitation de toute sa personne trahissent son acharnement contre l’homme qu’elle poursuit, qu’elle accable d’outrages et de malédictions. Ainsi n’agit pas la raison, qui pourtant, s’il le faut, ira, calme et silencieuse, renverser de fond en comble des maisons entières, anéantir avec femmes et enfants certaines familles, pestes de l’État, abattre même leurs demeures et les raser jusqu’au sol, abolir enfin des noms hostiles à la liberté ; tout cela sans grincer les dents, sans secouer violemment la tête, ni compromettre en rien le caractère du juge, dont la dignité calme est plus que jamais un devoir quand c’est une peine grave qu’il applique. « À quoi bon, dit Hiéronyme(16), quand tu veux frapper quelqu’un, commencer par te mordre les lèvres ? » Et s’il eût vu un proconsul s’élancer de son tribunal, arracher au licteur les faisceaux, et déchirer ses propres vêtements parce que ceux de la victime tardaient à l’être ! Que sert de renverser la table, de briser les coupes contre terre, de heurter du front les colonnes, de s’arracher les cheveux, de se frapper la cuisse ou la poitrine ? Que penser d’une passion qui, ne pouvant se jeter assez tôt sur autrui, se tourne contre elle-même ! Aussi les assistants la retiennent et la prient de s’épargner, scènes que n’offre jamais quiconque, libre de colère, inflige à chacun la peine qu’il mérite. Souvent il renvoie l’homme qu’il vient de prendre en faute, si son repentir est de bon augure pour la suite, s’il est visible que le mal ne vient pas du fond de l’âme, mais s’arrête, comme on dit, à la surface. Cette impunité-là n’est funeste ni à celui qui l’obtient, ni à celui qui l’accorde. Quelquefois un grand crime sera moins puni qu’un plus léger, si dans l’un il y a manquement et non scélératesse, et dans l’autre astuce profonde, hypocrisie invétérée. Le même délit n’appellera pas la même répression sur l’homme coupable par inadvertance et sur celui qui a prémédité l’infraction. Il faut que le juge sache et ne perde jamais de vue, dans toute application de peines, qu’il s’agit ou de corriger les méchants ou d’en purger la terre : dans les deux cas ce n’est point le passé, c’est l’avenir qu’il envisagera. Car, comme le dit Platon, le sage punit, non parce qu’on a péché, mais pour qu’on ne pèche plus ; le passé est irrévocable, l’avenir se prévient. Veut-il prouver par des exemples que tout criminel finit mal, il fait mourir ces hommes publiquement, non pas tant