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DE LA COLÈRE, LIVRE III.

soumission par l’insulte et la violence ; on en apaise d’autres en les effrayant ; aux uns le reproche, aux autres un aveu, à ceux-ci la honte suffit pour les arrêter ; ou enfin c’est le délai, remède bien lent pour cette fougueuse passion et le dernier où l’on doive se rabattre. Car les autres affections admettent le délai, une cure plus lente : celle-ci, impétueuse, emportée par elle-même comme par un tourbillon, n’avance point pas à pas, elle naît avec toute sa force. Elle ne sollicite point l’âme comme les autres vices, elle l’entraîne et jette hors de lui l’homme qui a soif de nuire, dût le mal l’envelopper aussi ; elle se rue à la fois sur ce qu’elle poursuit et sur ce qu’elle trouve en son passage. L’impulsion des autres vices est graduelle ; ici c’est un saut dans l’abîme. Tout mauvais penchant, fût-il irrésistible, peut du moins faire de soi-même quelque pause ; celui ci, pareil aux foudres, aux tempêtes, à tous ces fléaux de la nature dont rien ne peut arrêter la course ou plutôt la chute, redouble à chaque pas d’intensité. Tout vice fait divorce avec la raison ; la colère brise avec le bon sens ; on descend aux premiers par une pente insensible et qui nous déguise leurs progrès ; dans la seconde, on est précipité. Il n’est rien qui nous presse, qui nous étourdisse davantage ; toute à son propre entraînement, arrogante après le succès, les mécomptes accroissent sa démence ; repoussée, elle ne perd point courage ; que la fortune lui dérobe son adversaire, elle tourne contre elle-même sa dent furieuse ; peu importe la valeur des motifs qui l’ont soulevée : les plus légers la poussent aux extrémités les plus graves.

II. Nul âge n’en est exempt ; elle n’excepte aucune race d’hommes. Il en est qui doivent à la pauvreté l’heureuse ignorance du luxe ; d’autres, toujours en haleine et nomades, échappent à l’oisiveté ; des mœurs sauvages et une vie agreste ne connaissent ni le bornage des champs, ni la fraude, ni tous les fléaux qu’enfante la chicane. Mais aucun peuple ne résiste aux impulsions de la colère, aussi puissante chez le Grec que chez le Barbare, non moins funeste où la loi se fait craindre qu’aux lieux où la force est la mesure du droit(1). Enfin toute autre passion ne s’empare que des individus ; celle-ci est la seule qui embrase parfois des nations. Jamais tout un peuple ne brûla d’amour pour une femme, ne fut emporté universellement par les mêmes calculs d’avarice ou de lucre ; l’ambition domine isolément quelques hommes ; l’orgueil n’est point un mal épidémique, tandis que la foule a souvent marché d’ensemble sous les