Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/201

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reil, des victimes du courroux61 populaire ou de l’envie, ce fléau des supériorités. Ils furent à l’improviste, en pleine sécurité, balayés comme par ces bourrasques qui, dans un jour serein auquel on a foi, nous surprennent62, ou comme frappés d’un foudre soudain, d’un de ces coups dont les alentours même ont tremblé. Car tout ce qui fut près de l’explosion reste aussi étourdi que ceux qui en furent atteints. Ainsi, dans les catastrophes violentes, pour un seul écrasé tout le reste est dans la terreur63, et les revers possibles contristent l’homme autant que les revers essuyés. Que le malheur fonde inattendu sur un voisin, tous s’alarment. Pareils à l’oiseau qu’effarouche le sifflement d’une fronde à vide, non-seulement le coup nous fait tressaillir, mais le bruit seul du coup64.

Donc pour personne le bonheur n’est possible sous l’influence d’un tel préjugé ; car il n’y a de bonheur qu’où la crainte n’est pas : où tout est suspect la vie est mauvaise. Quiconque se livre beaucoup au hasard s’est ouvert une source féconde d’inextricables sollicitudes ; une seule voie mène à l’abri du trouble, le dédain de l’extérieur et une conscience à qui l’honnête suffit. Car l’homme qui préfère quoi que ce soit à la vertu ou reconnaît d’autre bien qu’elle, celui-là court tendre la main aux dons que sème la Fortune et attend avec anxiété qu’il en tombe sur lui quelque chose65. Figure-toi cette Fortune ouvrant une loterie, et sur tout ce concours de mortels, secouant de sa robe honneurs, crédit, richesses : ici les lots sont mis en pièces par les mains qui se les disputent ; ailleurs la mauvaise foi fait les parts entre associés ; certains dons coûtent cher à saisir après qu’ils vous étaient échus, soit qu’ils tombent sur l’homme qui n’y pensait pas, soit que, de vouloir trop étreindre, on les perde tous, et que de l’avide envahisseur ils soient repoussés plus loin. Mais, même parmi les pillards heureux, pas un ne garde jusqu’au lendemain la joie de sa rapine. Aussi les mieux avisés, sitôt qu’ils voient venir les distributions, fuient l’amphithéâtre, sachant bien quel haut prix se payent ces chétifs objets. Point de lutte à craindre quand on fait retraite ; les coups ne suivent pas qui s’éloigne : autour du butin est toute la mêlée. Il en est ainsi des largesses que la Fortune jette du haut de sa roue. On se travaille misérablement, on se multiplie, on voudrait avoir plusieurs mains ; on lève à chaque instant les yeux vers la distributrice : comme elles semblent tarder ces faveurs qui irritent nos désirs, que peu obtiendront, que tous espèrent ! On voudrait les saisir au vol ; on triomphe si l’on a pris et si l’es-