Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/220

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s’abstint trois jours de nourriture. Il fit dresser dans sa chambre une tente à baignoire ; puis on apporta la baignoire même où il resta longtemps couché. L’eau chaude qu’on y versait de temps à autre le fit insensiblement défaillir, et cela, comme il disait, non sans une certaine jouissance que procure d’ordinaire ce doux anéantissement bien connu de moi, qui ai plus d’une fois perdu connaissance78.

Je me suis laissé aller à ce récit qui t’intéressera sans doute : tu y verras comment a fini ton ami, sans agonie, et sans souffrir. Car bien qu’il l’eût provoquée, il est entré mollement dans la mort : il a glissé hors de cette vie. Ce récit d’ailleurs peut ne pas être inutile : souvent la nécessité nous appelle à donner de pareils exemples. Souvent le devoir nous dit de mourir, et nous résistons ; la nature nous y force, et nous résistons. Nul n’est stupide au point d’ignorer qu’il doit un jour cesser d’être ; pourtant, approche-t-il de ce jour, il tergiverse, il tremble, il gémit. Ne te semblerait-il point le plus fou des hommes, celui qui pleurerait de n’être pas au monde depuis mille ans ? Non moins fou est celui qui pleure parce que dans mille ans il n’y sera plus. N’être plus, n’avoir pas été, n’est-ce point même chose ? Ni l’une ni l’autre époque ne t’appartiennent. Jeté sur un point du temps, quand tu pourrais l’étendre ce point, jusqu’où l’étendras-tu ? Pourquoi ces pleurs, ces souhaits ? Peine perdue !

N’espère rien du sort : il est sourd aux prières[1].


Tout est réglé sans retour, et tout marche d’après la grande et éternelle loi de fatalité. Tu iras où vont toutes choses. Est-ce donc pour toi une condition nouvelle ? C’est celle de ta naissance ; ç’a été le sort de ton père, de ta mère, de tes aïeux, de tous ceux qui t’ont précédé comme de tous ceux qui te suivront. Une chaîne indissoluble, où nul effort ne peut rien changer, embrasse et traîne tout avec elle. Que de morts ont peuplé les tombeaux avant toi ! Combien s’y acheminent derrière toi ! Combien y entreront avec toi ! Tu serais, j’imagine, plus résolu, si tu mourais de compagnie avec plusieurs milliers d’hommes. Eh bien, des milliers d’hommes et d’animaux, en ce moment même où tu hésites à mourir, exhalent leurs vies de diverses manières. Et toi seul ne pensais pas qu’enfin tu arriverais où tu n’as cessé de tendre ? Point de chemin qui n’aboutisse.

  1. Énéide.