Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/236

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répugnance à te nuire ; car l’intention constitue le bienfait comme l’injure. Tel service que je ne voulais pas rendre m’a été arraché par respect humain, par des instances opiniâtres, par un espoir quelconque. Les choses sont dues comme elles sont données ; et ce n’est point leur valeur, mais la volonté dont elles émanent que l’on pèse. Mais écartons les conjectures. Reconnaissons d’une part un bienfait, de l’autre, une injure surpassant en grandeur le bienfait qui l’a précédée. Une âme honnête établit un double calcul en prenant la perte à son compte : elle ajoute au bienfait, elle retranche de l’injure : plus indulgente que le premier juge, et voilà comme je voudrais être, elle oubliera l’une pour ne se souvenir que de l’autre. « Mais certes, dit-on, il est selon la justice de rendre à chacun ce qui lui est dû, au bienfait la reconnaissance, à l’injure les représailles, ou du moins le ressentiment. » À la bonne heure, si l’injure vient d’une autre personne que le bienfait : car si c’est de la même personne, l’effet de l’injure est annulé. Ne nous eût-on pas obligé antérieurement, il aurait fallu pardonner ; à qui nous offense après le bienfait, on doit mieux que le pardon. Je n’évalue point l’une à l’égal de l’autre : je donne plus de poids au bienfait qu’à l’injure.

Sans qu’on soit ingrat, on ne sait pas toujours devoir un bienfait : un homme sans lumière et grossier, un homme de la foule peut le savoir, surtout quand l’obligation est récente ; mais il ignore combien il doit : le sage lui seul connaît le vrai taux de chaque chose. Mais l’ignorant dont je viens de parler, sa volonté fût-elle bonne, rend moins qu’il ne doit, ou choisit mal le temps, le lieu ; ce qu’il faut rapporter, il le jette gauchement, il le laisse tomber.

C’est chose merveilleuse que la justesse de certaines expressions ; et le génie de l’ancien langage caractérise certains actes en termes si frappants que l’enseignement du devoir y est visiblement marqué. Telle est assurément la locution habituelle : Ille illi gratiam retulit (il a été reconnaissant), ce qui veut dire : il a spontanément rapporté ce qu’il devait. Nous ne disons pas il a rendu ; on rend quand on en est prié, on rend malgré soi, et n’importe où et par intermédiaire. Nous ne disons pas il a remis, il a payé ; nous n’avons voulu aucun de ces mots qui sentent la dette. Rapporter, c’est porter à celui dont on a reçu. Ce mot exprime une démarche volontaire, l’action d’un homme qui s’est mis lui-même en demeure. Le sage pèsera dans sa pensée tout ce qu’il aura reçu, et de qui, et l’épo-