Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/312

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Enfin, je vous livre un homme qui n’est ni misérable ni heureux : je le frappe de cécité, sans qu’il soit misérable ; de paralysie, il ne l’est point encore ; de douleurs continuelles et graves, il ne l’est pas davantage. Si tant de maux ne sauraient le faire malheureux, ils ne le font même pas déchoir du bonheur. Si le sage ne peut tomber, comme vous le dites, du bonheur dans la misère, il ne tombera pas dans la privation du bonheur. Car pourquoi de si beaux commencements s’arrêteraient-ils à un point quelconque ? Ce qui l’empêche de rouler jusqu’en bas le retient au sommet. Comment le bonheur ne serait-il pas indivisible ? Il ne peut même être discontinu ; c’est pourquoi la vertu suffit d’elle-même à le produire. « Quoi ! s’écrie-t-on, un sage comblé de jours qu’aucune douleur n’a traversés n’est pas plus heureux que celui qui a toujours lutté contre la mauvaise fortune ? » Qu’on me réponde si le second est meilleur et plus vertueux que le premier : s’il n’en est rien, il n’est pas plus heureux. Il faut que sa vie soit plus pure, pour qu’elle devienne plus heureuse ; elle ne le devient qu’à ce prix. La vertu ne saurait s’accroître, ni par conséquent le bonheur, qui vient d’elle. La vertu est un si grand bien, qu’elle ne sent point tous ces petits accidents tels que la brièveté de la vie, la douleur, les diverses incommodités du corps. Car, pour la volupté, elle ne mérite pas même un de ses regards. Quel est le plus beau privilège de la vertu ? De n’avoir nul besoin de l’avenir, de ne point compter le nombre de ses jours : le plus court espace de temps lui complète un bonheur sans fin.

Cela nous paraît hors de toute croyance et dépasser les limites de notre nature : car cette majestueuse vertu, nous la mesurons à notre faiblesse, et c’est à nos vices mêmes que nous appliquons le nom de vertu. Mais ne semble-t-il pas aussi incroyable qu’un homme au fort des plus vives douleurs s’écrie : Je suis heureux ? Pourtant c’est dans l’officine même de la volupté que ce mot-là s’est fait entendre. « Voici le dernier et le plus heureux jour de ma vie, » disait Épicure[1], quand d’une part des embarras de vessie le torturaient, et que de l’autre un incurable ulcère lui rongeait les entrailles. Pourquoi donc ne pas croire à de pareils traits venant d’hommes qui vouent leur culte à la vertu, quand on les trouve jusque chez ceux qui prirent la volupté pour souveraine ? Oui, même ces âmes dégénérées, si peu élevées dans leurs sentiments, soutiennent qu’au

  1. Voy. Lettre LXVI.