Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/315

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la cruauté humaine jette à l’abandon, le temps les ensevelit. Mécène a très-bien dit :

Que m’importe un tombeau ? Le sein de la nature
De ses fils délaissés devient la sépulture. »


Ce mot semble d’une âme résolue : c’était en effet un haut et mâle génie, si l’homme n’eût énervé le poëte.


LETTRE XCIII.

Sur la mort de Métronax. Mesurer la vie sur l’emploi qu’on en fait, non sur sa durée.

Dans la lettre où tu te plaignais de la mort du philosophe Métronax[1], comme s’il eût pu et dû vivre plus longtemps, je n’ai point reconnu cet esprit de justice qui pour toute personne et en toute cause surabonde chez toi : mais il ne te fait faute que là où il manque à tout le monde. J’ai trouvé beaucoup d’hommes justes envers les hommes ; envers les dieux, pas un seul. Nous faisons chaque jour le procès à la destinée : « Pourquoi celui-ci est-il enlevé au milieu de sa carrière ? Pourquoi celui-là ne l’est-il pas et prolonge-t-il une vieillesse à charge à lui-même et aux autres ? » Qu’estimes-tu, je te prie, le plus légitime, ou que tu obéisses à la nature, ou que la nature t’obéisse ? Et qu’importe que tu sortes plus ou moins tôt d’où il faudra toujours sortir ? Ce n’est pas de vivre longtemps qu’il faut se mettre en peine, mais de vivre assez. Le premier point est l’affaire du sort, le second est la tienne. La vie est longue si elle est remplie ; or elle n’est remplie que si l’âme a ressaisi ses biens propres et s’est remise en possession d’elle-même. Que servent à cet homme quatre-vingts ans passés à ne rien faire ? Il n’a pas vécu, il a séjourné dans la vie ; ç’a été non une mort tardive, mais une longue mort. « Il a vécu quatre-vingts ans ! » Je voudrais savoir à quel jour tu fais remonter sa fin41. « Mais cet autre, mort dans la verdeur de l’âge ! » Lui du moins s’est acquitté de tous les devoirs d’un bon citoyen, d’un bon

  1. Voy. sur Métronax. Lettre LXXVI.