Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/333

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voyez la crainte philosopher[1] et des affaires malades inspirer de saines résolutions. Car, comme si c'étaient choses incompatibles que bonne fortune et bon esprit, le malheur nous donne la sagesse que la prospérité emporte.


LETTRE XCV.

Insuffisance des préceptes philosophiques. Il faut encore des principes généraux. Sur l’intempérance.

Tu me pries de payer comptant ce que j’avais dit devoir s’ajourner, et de t’apprendre si cette partie de la philosophie que les Grecs appellent παραινετικήν et nous préceptive, suffit pour faire un sage accompli. Je sais que tu prendrais en bonne part mon refus. Je n’en tiendrai que mieux ma promesse et ne laisserai pas tomber l’adage vulgaire : « Une autre fois ne demande plus ce que tu ne voudras pas obtenir. » Parfois en effet nous sollicitons avec instance ce que nous refuserions si on nous l’offrait. Que ce soit inconséquence ou cajolerie, on doit nous punir en nous prenant vite au mot50. Il y a trop d’hypocrites demandes qui cachent des répugnances réelles. Un lecteur apporte une longue histoire écrite fort menu, en rouleau très-serré, et, quand une bonne part en est lue : « Je cesserai, dit-il, si on le désire. — Continuez, continuez, » lui crient ceux-là même qui voudraient le voir se taire à l’instant51. Souvent nous désirons une chose et en sollicitons une autre, et nous taisons la vérité même aux dieux ; mais ou les dieux ne nous exaucent pas, ou ils nous pardonnent.

Pour moi, sans pitié aucune, je veux me venger et te décocher une énorme lettre ; que si elle t’ennuie à lire, dis alors : « Je me la suis attirée, » et compare-toi à ceux qui, parvenus à force d’intrigue à épouser une femme, ne l’ont que pour leur supplice ; ou à ces avares que leurs richesses acquises par des sueurs infinies rendent malheureux ; ou à ces ambitieux que leurs honneurs gagnés au prix de mille artifices et de mille

  1. Je lis un Ms. philosophantes metus et non metu, ou philosophantis metus.