Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/339

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Qu’il s’en faut peu quand on ôte coquilles et arêtes ; quand l’œuvre de nos dents, c’est le cuisinier qui l’a faite ! C’est trop de peine pour la sensualité que de goûter l’un après l’autre ! Elle veut le tout ensemble transformé en un mets unique. Est-ce la peine d’allonger le bras pour un seul objet ? Qu’ils arrivent plusieurs à la fois ; que tout ce que de nombreux services offrent de plus distingué s’unisse et se combine. Vous qui disiez que la table n’a qu’un but d’ostentation et de vanité, sachez qu’ici l’on ne montre point : on donne à deviner. Qu’on fasse un tout de ce qu’ailleurs on sépare ; qu’une même sauce l’assaisonne ; qu’on ne distingue rien : que les huîtres, les hérissons, les spondyles, les rougets soient amalgamés, cuits, servis ensemble : y aurait-il plus de confusion dans le produit d’un vomissement ? Que résulte-t-il de toutes ces mixtions ? Des maladies complexes comme elles, énigmatiques, diverses, de formes multiples, contre lesquelles la médecine à son tour a dû s’armer d’expériences de toute espèce.

J’en dis autant de la philosophie. Plus simple autrefois, lorsque après des fautes moindres de légers soins nous guérissaient, contre le renversement complet de nos mœurs, elle a besoin de tous ses efforts. Et plût aux dieux qu’à ce prix enfin elle fît justice de la corruption ! Notre frénésie n’est pas seulement individuelle, elle est nationale : nous réprimons les assassinats, le meurtre d’homme à homme ; mais les guerres, mais l’égorgement des nations55, forfait couronné de gloire ! La cupidité, la cruauté, ne connaissent plus de frein : ces fléaux toutefois, tant qu’ils s’exercent dans l’ombre et par quelques hommes, sont moins nuisibles, moins monstrueux ; mais c’est par décrets du sénat, c’est au nom du peuple que se consomment les mêmes horreurs, et l’on commande aux citoyens en masse ce qu’on défend aux particuliers. L’acte qu’on payerait de sa tête s’il était clandestin, nous le préconisons commis en costume militaire. Loin d’en rougir, l’homme, le plus doux des êtres, met sa joie à verser le sang de son semblable et le sien, à faire des guerres, à les transmettre en héritage à ses fils, tandis qu’entre eux les plus stupides et les plus féroces animaux vivent en paix. Contre une fureur si dominante et si universelle la tâche de la philosophie est devenue plus difficile ; elle s’est munie de forces proportionnées aux obstacles croissants qu’elle voulait vaincre. Elle avait bientôt fait de gourmander un peu trop d’amour pour le vin ou la recherche de mets trop délicats ; elle n’avait pas grand’peine à remettre