Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/354

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ne répètes, au lieu de te plaindre, à chaque dommage qui survient : Les dieux ont jugé autrement, ou même, inspiration plus haute, plus juste, plus réconfortante pour l’âme, à chaque événement contraire à ta pensée : Les dieux ont mieux jugé que moi. Plus d’accidents pour l’homme ainsi préparé ; et l’on se prépare ainsi quand on songe, avant de le sentir, à tout ce que peut la vicissitude des choses humaines, quand on possède ses enfants, sa femme, son patrimoine, comme ne pouvant les posséder toujours70, et comme ne devant pas être plus à plaindre si on vient à les perdre. Déplorables esprits que ceux que l’avenir tourmente, malheureux avant le malheur, qui se travaillent pour conserver jusqu’au bout leurs jouissances du moment. En aucun temps ils ne seront calmes ; et dans l’attente du futur, le présent, dont ils pouvaient jouir, leur échappe. Nulle différence entre perdre une chose et trembler de la perdre.

Ce n’est pas que je te prêche ici l’insouciance. Loin de là, prends garde aux écueils ; tout ce que la sagesse peut prévoir, prévois-le ; observe, détourne bien, avant qu’il n’arrive, tout ce qui peut te porter dommage. Pour cela même rien ne servira mieux qu’une confiance hardie et une âme d’avance cuirassée contre la souffrance. Qui peut supporter les coups du sort pourra les éviter ; et ce n’est pas dans un tel calme qu’il soulève les orages. Rien de plus misérable et de moins sage qu’une crainte anticipée. Quelle est donc cette démence de devancer son infortune ? Enfin, pour rendre en deux mots ma pensée et te peindre au vrai ces affairés, ennemis d’eux-mêmes, ils sont aussi impatients sous le coup que dans l’attente du malheur. Il s’afflige plus qu’il ne le devrait, l’homme qui s’afflige plus tôt qu’il ne le doit. Comment apprécierait-elle la douleur, cette même faiblesse qui ne sait point l’attendre ? Avec cette sorte d’impatience, on rêve la perpétuité du bonheur, on le croit fait pour croître toujours, si haut qu’il soit déjà, non pour durer seulement ; on oublie par quel mécanisme toute destinée monte ou s’affaisse, et c’est la constance du hasard que l’on se promet pour soi seul. Aussi Métrodore me paraît-il avoir très-bien dit dans une lettre à sa sœur qui venait de perdre un fils du meilleur naturel : « Tous les biens des mortels sont mortels comme eux. » Il parle des biens vers lesquels se précipite la foule : car le grand, le vrai bien ne meurt pas ; il est aussi certain que permanent ; il s’appelle sagesse et vertu, seule chose impérissable que donne le ciel à qui doit périr.