Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/359

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qu’on appelle une vie d’homme à l’immensité même, et vois sur quelle minime durée portent nos vœux, nos calculs sans fin ! De ce peu d’heures, combien nous prennent les larmes, combien les soucis, combien nos souhaits de mort avant que la mort n’arrive ; combien les maladies, les craintes, les années ou trop tendres ou incultes ou stériles : et la moitié du tout se passe à dormir ! Ajoutes-y travaux, afflictions, périls ; tu reconnaîtras que même dans la plus longue vie la moindre part est celle où l’on vit en effet.

« Maintenant personne t’accordera-t-il que ce ne soit pas une grâce pour l’homme de rentrer dans son premier état, et d’achever sa route avant l’heure de la lassitude ? La vie n’est ni un bien ni un mal : c’est le théâtre de l’un et de l’autre. Ainsi ton fils n’a rien perdu qu’une chance plus certaine de dommage. Il eût pu sortir de tes mains sage et prudent ; il eût pu sous l’aile paternelle croître pour la vertu ; mais, crainte plus légitime, il eût pu ressembler au grand nombre[1]. Vois ces jeunes descendants des plus nobles maisons que la débauche a jetés dans l’arène ; vois-les, assouvissant tout ensemble leur lubricité et celle d’autrui, se prostituer à tour de rôle, et ne pas laisser s’écouler un jour sans ivresse ou sans quelque autre éclatant scandale : il te sera démontré que la crainte était plus fondée que l’espérance. Ne te forge donc pas de nouveaux motifs d’affliction : à de faibles désagréments n’ajoute pas le poids de ton impatience. Je ne te demande pas de grands efforts, de l’héroïsme ; je ne présume pas assez mal de ta vertu pour te croire réduit à l’appeler à toi tout entière. Ce n’est pas là une blessure, c’est une morsure légère : la blessure, c’est toi qui la fais. Certes la philosophie t’a merveilleusement profité, si un enfant, plus connu jusqu’ici de sa nourrice que de son père, te cause d’aussi violents regrets !

« Mais quoi ! te conseillé-je l’insensibilité ? voudrais-je voir tes traits impassibles au bûcher d’un fils, et irai-je jusqu’à défendre au cœur d’un père de se serrer ? Aux dieux ne plaise ! C’est inhumanité, ce n’est pas force d’âme, que d’envisager du même œil les funérailles ou la vie des siens, que de n’être pas ébranlé72 au premier déchirement qui nous sépare d’eux. Et quand je te les défendrais, il est des choses qu’on ne maîtrise point : les larmes s’échappent quoi qu’on fasse, et en s’épanchant elles soulagent le cœur. Quel parti prendre ? Permettons

  1. Voy. Consolation à Marcia, XXI, XXII.