Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/404

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n’est pas en plein jour que l’on craint : on s’est fait de tout des ténèbres ; on ne distingue plus rien, ni le nuisible ni l’utile. On court jusqu’au bout de cette vie, se heurtant contre tout, sans pour cela faire halte, ni mieux regarder où l’on pose le pied. Quelle haute folie n’est-ce pas de courir dans les ténèbres ! Apparemment on se presse ainsi pour que la mort ait à nous rappeler de plus loin ; et, bien qu’on ignore où l’on est poussé, on n’en suit pas avec moins de vitesse et d’obstination ses tendances premières.

Mais le jour peut nous luire, si nous voulons. Le seul moyen pour cela serait d’acquérir la science des choses divines et humaines, non superficiellement, mais d’une manière intime ; de revenir à ce que l’on sait déjà, d’y repenser souvent ; de démêler ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui porte faussement l’un ou l’autre nom ; de méditer sur ce qui est honnête ou honteux, et sur la Providence.

Et l’esprit humain, dans sa pénétration, ne s’arrête point là ; il aime à porter ses regards par delà le ciel même, à voir où l’emporte son cours, d’où il a pu surgir et vers quelle fin se précipite ce rapide mouvement de l’univers. Mais, détournée de ces hautes contemplations, notre âme s’est plongée en d’ignobles et abjectes pensées, pour s’enchaîner à l’intérêt ; et laissant là les cieux et leurs limites, le grand tout et les maîtres qui le font mouvoir, nous avons fouillé la terre et cherché quelque peste à en exhumer, peu contents des dons qu’elle offre à sa surface. Tout ce qui devait faire notre bien-être, Dieu, qui est aussi notre père, l’a mis à notre portée. Il a devancé nos recherches : l’utile nous est venu spontanément ; le nuisible a été enfoui au plus profond des abîmes. L’homme ne peut donc se plaindre que de lui seul : il a déterré les instruments de sa perte, au refus de la nature qui les lui cachait21. Il a vendu son âme à la volupté, faiblesse qui ouvre la porte à tous maux ; il l’a livrée à l’ambition, à la renommée, à d’autres idoles non moins creuses et vaines. En cet état de choses, que te conseillerai-je ? Rien de nouveau : car ce ne sont pas des maladies nouvelles que tu m’appelles à guérir. Je dirai avant tout : tâche, à part toi, de bien distinguer ce qui est nécessaire, ce qui est superflu. Le nécessaire viendra partout sous ta main ; la recherche du superflu exigera tous tes moments et tous tes soins. Mais ne va pas trop t’applaudir de te peu soucier d’un lit éclatant d’or, de meubles incrustés de pierres fines : quelle vertu y a-t-il à mépriser un tel superflu ? Ne t’admire que le jour où tu