Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/41

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ble aux spoliateurs. Nul ne verse le sang pour le sang : ces monstres du moins sont bien rares ; on tue par calcul plus souvent que par haine ; le brigand laisse passer l’homme qui n’a rien sur lui ; sur la route la plus infestée il y a paix pour le pauvre. Restent trois choses, qu’un ancien adage nous prescrit d’éviter : la haine, l’envie, le mépris. Comment y réussir ? La sagesse seule nous le montrera. Il est difficile en effet de tenir un milieu : je risque de tomber dans le mépris par crainte de l’envie ; et si je me fais scrupule d’écraser personne, on peut me croire fait pour être écrasé : beaucoup eurent sujet de trembler parce qu’ils pouvaient faire trembler les autres. À tout égard prenons nos sûretés : il n’en coûte pas moins d’être envié que méprisé. Que la philosophie soit notre refuge. Son culte est comme un sacerdoce révéré des bons, révéré même de ceux qui ne sont méchants qu’à demi. L’éloquence du forum, tous ces prestiges de la parole qui remuent les masses ont leurs antagonistes ; la philosophie, pacifique et toute à son œuvre, ne donne point prise aux dédains, car tous les arts et les hommes, même les plus pervers, s’inclinent devant elle. Non, jamais la dépravation, jamais la ligue ennemie des vertus ne prévaudront tellement que le titre de philosophe ne demeure vénérable et saint. Qu’au reste notre manière de philosopher soit paisible et modeste. « Mais, diras-tu, te semble-t-elle modeste la philosophie de M. Caton qui veut repousser la guerre civile avec une harangue, qui se jette au milieu des fureurs et des armes des deux plus puissants citoyens, et tandis que les uns combattent Pompée, les autres César, attaque tous les deux à la fois ? » On peut mettre en doute si alors le sage devait prendre en main les affaires publiques. « Que prétends-tu, M. Caton ? Il ne s’agit plus de la liberté : depuis longtemps c’en est fait d’elle. C’est à qui, de César ou de Pompée, appartiendra la république. Qu’as-tu à faire en cette triste lutte ? Tu n’as point ici de rôle : on se bat pour le choix d’un maître. Que t’importe qui triomphera ? Le moins méchant peut vaincre : mais le vainqueur sera forcément le plus coupable38. » Je ne prends ici Caton qu’au dénouement ; mais les années même qui précédèrent n’étaient pas faites pour souffrir un sage, dans ce pillage de la république. Caton fit-il autre chose que frapper l’air de clameurs et s’épuiser en vaines paroles, lorsque enlevé par tout un peuple, jeté de mains en mains et couvert de crachats, il fut arraché du forum, ou qu’il se vit du Sénat traîné en prison ? Mais nous examinerons plus