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Lettre CXXIII.

Mœurs frugales de Sénèque. Fuir les apologistes de la volupté.

Harassé d’avoir fait une route plus incommode que longue, je suis arrivé à ma maison d’Albe fort avant dans la nuit. Je n’y trouve rien de prêt que mon appétit ; que faire ? Je m’étends, fort las, sur ma couche ; cuisinier, boulanger sont en retard. Prenons bien la chose, et je me dis à part moi : « Non, rien n’est pénible, dès que tu l’acceptes sans peine ; rien ne te doit dépiter, si ton dépit même ne l’exagère. Mon boulanger manque de pain ? Mais mon régisseur, mon portier, mon fermier en ont. « Mauvais pain ! » dis-tu. Attends, il deviendra bon ; la faim te le fera trouver tendre et de premier choix. Seulement n’y touche point qu’elle ne te commande. » J’attendrai donc et ne mangerai que quand j’aurai de bon pain, ou que le mauvais ne me rebutera plus.

Il est nécessaire d’apprendre à s’accommoder de peu. Mille difficultés de lieux et de temps nous traversent et, fût-on riche et des mieux pourvus, s’interposent entre nous et l’objet souhaité. Nul ne peut avoir tout ce qu’il désire ; mais on peut ne pas désirer ce qu’on n’a point, et user gaiement de ce que le sort nous offre. C’est un grand point d’indépendance qu’un estomac bien discipliné et qui sait souffrir les mécomptes. Tu ne saurais imaginer quel bien-être j’éprouve à sentir ma lassitude se reposer sur elle-même[1]. Je ne demande ni frictions, ni bain, pas d’autre remède que le temps. Ce qui est venu par la fatigue s’en va par le repos. Ce souper, tel quel, je le savourerai mieux qu’un banquet de pontifes. Voilà donc enfin mon courage mis à une épreuve inattendue, par conséquent plus franche et plus réelle. Car l’homme qui s’est préparé, qui s’est arrangé pour souffrir ne découvre pas si bien quelle est sa vraie force. Les plus sûrs indices de la force naissent de l’imprévu, quand les contre-temps nous trouvent non-seulement courageux, mais calmes ; quand loin de prendre feu, d’invectiver, nous suppléons à ce que nous avions droit d’attendre en

  1. Sibi ipsa acquiescit, deux manusc.. Lemaire: assuescit.