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QUESTIONS NATURELLES.

tière même sur laquelle elles coulent, ce qu’attestent l’odeur même et le goût de ces eaux ; elles représentent les qualités de la substance qui les a échauffées. Que la chose ne t’étonne point : l’eau qu’on jette sur de la chaux vive ne bouillonne-elle pas ?

XXV. Il y a des eaux mortelles qui ne se trahissent ni au goût ni à l’odorat. Près de Nonacris, en Arcadie, une source, appelée Styx par les habitants, trompe les étrangers en ce qu’elle n’a ni aspect ni odeur suspecte ; ainsi les préparations des habiles empoisonneurs ne se révèlent que par l’homicide. Cette eau en un instant donne la mort ; et il n’y a pas de remède possible, parce qu’elle se coagule aussitôt qu’on la boit ; elle se prend, comme le plâtre mouillé, et colle les viscères. En Thessalie, auprès de Tempe, se trouve une eau dangereuse, qu’évitent les animaux et le bétail de toute espèce ; elle passe à travers le fer et l’airain : elle ronge, telle est sa force, les corps les plus durs[1] ; aucun arbre ne croît sur ses bords, et elle fait mourir le gazon. Certains fleuves ont aussi des propriétés merveilleuses : quelques-uns colorent la laine des moutons qui y boivent ; en peu de tennps les toisons noires deviennent blanches, et le mouton arrivé blanc s’en retourne noir. Il y a en Béotie deux fleuves de ce genre ; l’un, vu l’effet qu’il produit est appelé Mélas {noir) ; et tous deux sortent du même lac avec une vertu opposée. On voit aussi en Macédoine, au rapport de Théophraste, un fleuve où l’on amène les brebis dont on veut que la toison prenne la couleur blanche ; quand elles ont bu quelque temps de cette eau, leur laine est changée comme si on l’eût teinte. Si c’est de la laine noire que l’on veut, on a tout prêt un teinturier gratuit ; on mène le troupeau aux bords du Pénée. Je vois dans des auteurs modernes qu’un fleuve de Galatie produit ce même effet sur tous les quadrupèdes ; qu’un autre, en Cappadoce, n’agit que sur les chevaux, dont il parsème le poil de taches blanches. Il y a des lacs dont l’eau soutient ceux qui ne savent pas nager ; le fait est notoire. On voyait en Sicile, et l’on voit encore en Syrie, un lac où les briques surnagent et où les corps pesants ne peuvent s’enfoncer. La raison en est palpable : pèse un corps quelconque, et compares-en le poids avec celui de l’eau, pourvu que les volumes soient les mêmes ; si l’eau pèse davantage, elle supportera le corps plus léger qu’elle, et l’élèvera à une hauteur

  1. Fickert : etiam dura mordendi. Lemaire : molliendi.