Page:Sénèque - Œuvres complètes, trad. Baillard, tome II.djvu/55

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connais bien ; tu ne voudras ton remboursement qu’en pièces de beau relief et de bon aloi. Selon l’usage, c’est sur Épicure que je dois tirer : « Examine bien, dit-il, avec qui tu dois manger et boire, avant de penser à ce que tu boiras et mangeras. Car manger la victime sans un ami, c’est vivre comme les lions et les loups. » Un ami ! Tu ne l’obtiendras que dans la retraite : ailleurs, tu auras des convives triés et classés par le nomenclateur dans la foule qui vient te saluer. Il se méprend fort celui qui cherche des amis dans son antichambre et qui les éprouve à sa table. Il n’est pire malheur pour l’homme obsédé d’occupations et de richesses que de croire à l’amitié de gens qui n’ont point la sienne, ou à l’efficacité de ses bienfaits pour se la concilier ; souvent plus on nous doit, plus on nous hait. Une légère dette fait un débiteur, une lourde somme un ennemi3. « Eh quoi ! les bienfaits n’engendrent pas l’amitié ! » Si fait, quand on peut choisir à qui l’on donne, quand on les place, qu’on ne les sème point au hasard. Ainsi, tandis que tu travailles à t’appartenir complètement, mets toujours à profit ce conseil des sages : attache plus d’importance au caractère de l’obligé qu’à la nature de l’obligation.


LETTRE XX.

Même sujet. – Inconstance des hommes.

Si ta santé est bonne, et si tu te crois digne de devenir quelque jour ton maître, je m’en réjouis ; et ce sera ma gloire si j’ai pu te sauver de ce gouffre où tu flottais sans espoir d’en sortir. Mais je te prie d’une chose, cher Lucilius, et je t’y exhorte : ouvre à la philosophie les plus intimes parties de ton âme et prends pour mesure de tes progrès non tes discours ni tes écrits, mais l’affermissement de tes principes et la diminution de tes désirs. Prouve tes paroles par tes actes. Bien différent est le but de ces déclamateurs qui ne veulent que capter les suffrages d’une coterie, de ces ergoteurs qui amusent les oreilles de la jeunesse et des oisifs en voltigeant d’un sujet à l’autre avec une égale volubilité. La philosophie enseigne à faire non à parler : ce qu’elle exige, c’est que tous vivent