Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/228

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la connoît peu, et préfère la muette solitude où régne la
paix de la nature, aux demeures agitées que les passions
tyrannisent. Mais si les circonstances permettent au sage
de servir véritablement les hommes, il ne lui est plus
permis de s’abandonner ainsi. Iroit-il dans sa prudence

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égoïste, spectateur indifférent des misères qu’il n’éprouveroit
pas, livrer à leur déviation les mobiles humains
qu’il pourroit diriger, et consumer pour lui les lumières
qui devoient dissiper les ténèbres publiques ; sa fière
impassibilité insulteroit aux victimes qu’il ne soulageroit

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pas, et comme les dieux d’Épicure, loin de mériter les
hommages des mortels, il ne vaudroit pas même le
dernier des hommes utiles.
Ce qui caractérise surtout le vrai sage, c’est un sentiment
profond d’ordre et d’harmonie. Toute erreur lui est

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pénible, tout mal l’afflige, toute injustice l’indigne ;
par-tout où l’humanité souffre, il la défend ; il la venge par-tout

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où elle est opprimée. Sensible, généreux, im|partial,
toujours grand, toujours juste, indépendant de tout intérêt,
de toute passion, de toute considération humaine ;

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juge des lois et des opinions, mais toujours modéré,
toujours pacifique ; disciple de la nature, ami des hommes,
sectateur du vrai et du beau, prêt à s’immoler au bien
public, il est le plus utile et le plus sublime des héros,
le bienfaiteur de l’humanité, l’organe particulier de l’ordre

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universel, le plus grand des hommes.
Il n’est d’aucun âge et d’aucune contrée ; que font sur
lui ces distinctions accidentelles du tems et de l’espace ?
Les nations antiques qui consumèrent l’Arabie, sont les
mêmes à ses yeux que les hordes nouvelles qui épuisent

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les restes productifs de ses sables stérilisés. Au Labrador,
à Londres, à Delhi, il avoue les lois primitives, et réforme
les altérations funestes. Il voit l’homme par-tout sem-