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Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/229

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blable, et par-tout égaré ; Cimbre ou Romain, Castillan
ou Haïtien, Musulman ou Perse, Bonze ou Athée, il l’excuse,

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le plaint et le ramène. Seul il le pénètre, parce que
seul il conçoit l’homme primitif ; seul il a droit de le
juger, parce que seul il est libre de toute prévention ; seul
il a droit de s’élever contre l’erreur, parce que seul il

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pressent la vérité dans l’erreur | même [S 1] ; seul il a droit

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de guider les hommes, parce que lui seul, indépendant
de toute vue partielle, de tout dessein individuel, les
rassemble pour les protéger, et les modifie pour les régé-
  1. L’ignorant rejette ou admet tout ; le demi savant, ou même
    le savant qui n’est rien de plus, rejette tout ce qu’il ne peut
    expliquer, et aime à rejeter tout ce qu’admettent les esprits
    crédules. Mais c’est une nouvelle prévention de croire si souvent
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    les hommes ainsi prévenus sans cause. Le sage, moins prompt à
    condamner ce qu’il n’entend pas bien encore, laisse au nombre
    des peut-être ce qui n’est ni prouvé ni nécessaire, mais n’est pas
    non plus absurde ou contradictoire. Il ne condamne pas une
    opinion uniquement parce qu’elle est populaire ; car ces hommes
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    crédules et sans lumières ont reçu d’ailleurs presque toutes leurs
    opinions ; on les a trompé quand on l’a voulu, mais il est des
    choses sur lesquelles on ne l’a pu vouloir : ainsi la plupart de
    leurs préjugés mêmes sont fondés dans la nature ; ce sont des
    vérités éloignées, peu sensibles, ou très-subtiles, qu’ils ont
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    seulement laissé altérer par indifférence ou par inaptitude à discerner,
    dès leur principe, ces altérations qu’ensuite ils respectent parce
    qu’ils les confondent avec cette vérité première dont ils vénèrent
    l’ancienneté. Ainsi que l’homme crédule cesse de s’autoriser du
    peut-être du sage contre le blâme décisif de l’homme plus instruit
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    que profond ; car la vérité est tellement défigurée dans son esprit
    que de la manière dont il l’entend, elle n’est plus qu’erreur. Le
    dogmatiste ne sait point la reconnoître sous ce costume ennemi,
    et la méprise inconsidérément parce qu’en effet elle porte un
    masque réprobateur. Mais le sage n’en attribue les dehors qu’aux
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    hommes qui l’ont ainsi déguisée ; il la reconnoît, la dévoile, et la
    montrant, ainsi rétablie sous sa forme première, aux deux juges,
    l’un inepte et l’autre téméraire, qu’elle avoit trompé, il prouve
    à tous deux qu’ils avoient également tort, l’un en la méconnoissant
    parce qu’elle étoit déguisée, l’autre en prétendant la
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    connoître par ce déguisement même qui lui donnoit une forme
    étrangère.